Albert de Pouvourville, fils d’un officier d’ordonnance de Napoléon III, d’une famille noble de Lorraine, entre à Saint-Cyr puis démissionne au bout de peu de temps, alors qu’il était officier dans l’armée métropolitaine. Il s’engage comme soldat dans la Légion Etrangère, part pour le Tonkin et retrouve au bout de deux ans ses galons d’officier.
Ce parcours inattendu autorise toutes les suppositions dont celle d’une sortie de l’armée sous la contrainte, assortie d’une promesse de retrouver son grade à condition de « changer d’air ». Mais ce ne sont qu’hypothèses et la vérité est peut-être simplement romanesque.
Peu de temps après, il démissionne de l’armée pour entrer dans la Garde Indochinoise, institution qui assurait la force armée autochtone à la disposition de l’autorité civile dans les pays de protectorat (Tonkin, Annam, Cambodge, Laos), alors qu’en Cochinchine, colonie, la troupe équivalente était la Garde Civile, encadrée par des officiers et sous-officiers de la gendarmerie.
Rappelons que l’entrée dans la Garde Indochinoise fut recherchée par des officiers d’activé, las des garnisons métropolitaines, sans pour autant envisager une carrière dans les troupes coloniales qui les aurait contraints à servir aussi ailleurs qu’en Indochine. Les gradés de la Garde Indochinoise étaient souvent chargés des fonctions de délégués administratifs qui leur permettaient de vivre plus près des populations que le Résident, administrateur des services civils de l’Indochine, tenu à plus de distance par le système même du Protectorat.
Beaucoup de gradés de la Garde Indochinoise ont laissé des études remarquables sur les populations dans les domaines linguistique, ethnologique, artistique, historique.
Albert de Pouvourville quitte assez vite la Garde Indochinoise et devient conseiller des Gouverneurs Généraux voire des ministres des Colonies, et porte-parole de groupes d’intérêt économique privés et de publications politiques et financières. Il connaît très bien la langue vietnamienne mandarinale du Tonkin, et adopte un sobriquet qu’il place en sous-titre de son nom : Mat Gioi, qui signifie l’oeil du jour. Il s’attache à des traductions du chinois. Les a-t-il faites seul ou a-t-il adapté le texte d’un Chinois bilingue ?
L’homme, en tous cas, témoigne d’une maîtrise exceptionnelle de la culture et des traditions vietnamiennes et sino-viêtnamiennes, qu’il relate avec une admiration à peine dissimulée tout en se complaisant à décrire en détail des scènes de supplice d’une cruauté atroce. Cette attitude n’est pas exceptionnelle à la fin du XIXème siècle, où l’on rapportait volontiers les comportements extrêmes de populations exotiques, sans les affecter de jugements nés d’une sensibilité européenne.
La notice biographique ne cache pas que Pouvourville fuma l’opium, sans excès mais jusqu’à sa mort à 78 ans. Cette habitude transparaît avec insistance dans la plupart de ses ouvrages. Il n’est pas dit s’il fut marié et eut une descendance. Maints passages de ses premières oeuvres pourraient laisser supposer une attirance pour les éphèbes asiatiques « très blancs, minces, élancés » qui sont les confidents de chefs de guerre, cruels, durs envers eux-mêmes mais attachés à leurs assistants favoris… Ce n’est qu’une impression alors que la dépendance à l’opium est une certitude.
Parfois désordonnée voire chaotique, l’oeuvre d’Albert de Pouvourville présente un intérêt majeur pour la connaissance du Tonkin entre 1880 et 1910 puisqu’elle relate la conquête française vue du côté des mandarins indochinois et des Pavillons Noirs ou vécue par les plus modestes des soldats et agents français et indigènes.
La description des structures dirigeantes civiles, militaires, religieuses de l’empire d’Annam est plus érudite et minutieuse encore que dans la nouvelle la plus longue du livre de Jules Boissière Fumeurs d’opium . Elle contraste avec l’évocation sensible – et parfois un peu mièvre – de la vie des humbles que nous ont donnée deux autres bons connaisseurs du Tonkin : Marquet dans De la rizière à la montagne , et Nolly dans La barque annamite .
Après 1920, Pouvourville écrivit de nombreux ouvrages, romans, essais sur l’art, sur l’âme annamite, toujours consacrés à l’Indochine, aux pays voisins, à la politique et à l’économie française dans ces régions. Il rédige maintes préfaces et des communications à l’occasion de banquets. Ces activités, qui semblent aujourd’hui un peu ridicules, jouaient à l’époque le rôle que l’on attend désormais des colloques, conférences de presse et « petits livres » destinés à orienter les mouvements de l’opinion, voire à jalonner une carrière.
Le livre majeur de Pouvourville est à coup sûr L’Annam sanglant , récit de la prise d’Hanoï par le commandant Rivière en 1881 vue exclusivement du côté des Pavillons Noirs. D’autres ouvrages, Chasseurs de pirates , Le maître des sentences , De l’autre côté du mur , reprennent le même thème des affrontements en Moyenne Région tonkinoise. Un recueil de nouvelles, L’heure silencieuse , est empreint d’une incroyable cruauté : ce ne sont que récits de vengeances subtiles, couronnées de supplices compliqués.
Albert de Pouvourville et Nguyen Van Cang
On citera aussi La greffe , roman assez décevant et fort marqué par les fantasmes des années 1900, qui narre le départ d’un jeune aristocrate français vers le Haut Tonkin où il devient l’ami d’un compatriote, trafiquant d’armes et d’opium. Ce n’est pas encore « l’aventurier-roi » mais plutôt le « baron-pillard » affranchi de toute autorité morale ou politique.
En 1933, Griffes rouges sur l’Asie avertit sans nuances du péril communiste et souligne le rôle du militant Nguyên Ai Quoc que l’on connaîtra plus tard sous le nom de Hô Chi Minh. Pouvourville a compris que le vide créé au Tonkin et en Annam par la destruction méprisante d’une grande partie des institutions annamites appellera d’autres croyances auxquelles la colonisation ne fournira pas de réponse. Il a dénoncé avec une lucidité sans emportement les pratiques des autorités civiles et militaires. Un nouvel inventaire des erreurs commises serait inutile et sans doute injuste si on ne lui opposait un bilan des acquis. Là n’est plus la question.
Le besoin d’identité nationale et donc d’indépendance du peuple vietnamien n’est pas clairement décelé. Sans doute, vers 1935, cette quête se confondait-elle pour beaucoup avec l’espérance communiste, seul soutien organisé à l’échelon international. Les colonisés n’ont pu, d’emblée, comprendre que le nationalisme ne passait pas nécessairement par le communisme. Ce sera le remords des colonisateurs de ne l’avoir pas, non plus, perçu en temps utile.
SOURCES : ASSOCIATION NATIONALE DES ANCIENS ET AMIS DE L’INDOCHINE ET DU SOUVENIR INDOCHINOIS. http://www.anai-asso.org – Ambassadeur Claude Copin – juin 1994