Avant 1939, hormis certains métropolitains qui débarquent en chantant : « Vive l’opium, le tabac et le choum-choum », de nombreux fonctionnaires civils et militaires affectés dans l’Union Indochinoise prennent la peine d’étudier les moeurs du pays, d’en apprendre la langue et réfléchissent à la meilleure façon d’harmoniser les rapports entre colonisateurs et colonisés. Ainsi en février 1936, à Hanoï, le capitaine Gaffiot du 9ème R.I.C. prononce une conférence intitulée « En matière de colonisation, les Français ont-ils la manière ? ». De même, en 1939, sous la signature de Prefer, un officier de l’entourage du général Buhrer, chef de l’état-major général des colonies, recommande la création d’une armée annamite et l’octroi de plus grandes responsabilités aux Indochinois.
Parmi ces hommes lucides figure le général Pennequin (1). A un échelon moindre, l’action du lieutenant-colonel Bonifacy mérite également d’être connue.
Un militaire très ordinaire
Né le 6 avril 1856 à Valréas (Vaucluse), Auguste Bonifacy après de bonnes études primaires devient apprenti-horloger. A 18 ans, il s’engage au 30ème de ligne à Annecy. Son avancement est très rapide puisque le 1er avril 1881, déjà adjudant, il est admis à l’Ecole Militaire d’Infanterie de Saint-Maixent dans les rangs de la première promotion accueillie dans cet établissement, la « Sfax-Kairouan ». Promu sous-lieutenant, il rejoint le 126ème R.I. à Toulouse. Il s’y lie d’amitié avec le capitaine Picquart, qui vient de faire campagne à Thai-Nguyên au Tonkin. Cette sympathie mutuelle va être la chance de sa carrière car son chef d’alors, plus tard célèbre pour ses prises de positions lors de l’affaire Dreyfus, deviendra général et ministre de la guerre.
En dépit d’un zèle soutenu dans le service, il est, en effet, estimé « sans grand avenir et tout au plus apte à faire un capitaine ». Mais, avec l’appui du colonel Picquart, il est admis dans l’Infanterie de la Marine « arme où la France des notaires s’efface devant la France de l’aventure ». En 1891, il est envoyé en Guyane, où le bagne de Nouvelle-Calédonie va être réinstallé trois ans plus tard. Commandant le détachement de Saint-Laurent-du-Maroni, il participe avec bravoure à deux colonnes contre les Amérindiens. Cependant, son colonel le juge « de peu d’initiative, son nouveau grade de capitaine étant son bâton de maréchal ».
Officier en Indochine
Tout va changer lorsqu’il débarque à Saigon le 23 septembre 1894. De prime abord, il n’est pas enchanté par le pays. Il écrit : « Je suis loin d’avoir pour les Indochinois la même inclinaison que pour la race noire, mais je les apprécierai peut-être plus tard ».
Commandant de Compagnie
Affecté à Tuyên-Quang alors chef-lieu du IIIème Territoire Militaire, il commande une compagnie du 3ème R.T.T. Dès le 10 décembre, il est engagé contre la bande de Cao Taï Loï qui s’apprête à attaquer la ville.
Avec les légionnaires du capitaine Alix et ses tirailleurs tonkinois, il repousse les pirates et leur fait repasser la Rivière Claire. Le voici attiré par le pays et ses habitants. Tout d’abord il observe, et est observé par son ordonnance, le tirailleur 610, avec qui il apprend ses premiers mots d’annamite. Logique avec lui-même, il ne peut concevoir de commander des militaires dont il ne comprend pas la langue. Comme tout nouveau débarqué en Asie, il ressent de l’angoisse devant un peuple qui lui semble fermé et secret. Ainsi, i1 note : « Ce matin j’ai serré la main du mandarin avec une certaine répugnance. Je sais qu’il me couperait la tête avec plaisir comme je n’hésiterais pas à en faire autant ».
Faisant taire ses préventions, il se révèle un constructeur entreprenant. Il fait édifier quatre ponts en maçonnerie, douze kilomètres de route carrossable et trois blockhaus, tout sérieux, solide et coquet comme le remarque le lieutenant-colonel Lyautey venu en inspection. Peu à peu, Bonifacy est enthousiasmé par ses fonctions dans lesquelles il jouit d’une certaine indépendance. Sa curiosité se porte vers l’extraordinaire mosaïque ethnique que constitue le IIIème T.M. Au cours de ses tournées, il note les caractéristiques des peuplades ; ainsi « les Mans sont bien plus grands et bien plus blancs que les Annamites et leurs cases sont sur pilotis comme celles des Thos mais moins élevées ». C’est à cette époque que l’ethnologue et le linguiste percent sous l’officier. Elève doué, il passe le brevet d’annamite et celui du dialecte tho. Attentif au bien-être des autochtones, il éprouve une profonde satisfaction « à voir la vie renaître et le vert tendre des jeunes pousses remplacer le marais ». En somme, il a trouvé sa terre d’élection au Tonkin. Il précise « que ce pays peut paraître étrange à ceux qui n’ont vu que la France et l’Algérie, alors qu’en réalité il est inférieur en étrangeté aux Antilles ou à la Guyane ».
Après trois ans de séjour, contre sa volonté il est « rapatrié » en métropole alors que plus tard, à chaque fois qu’il revient dans le nord de la péninsule en provenance de la France, il utilise avec humour le terme « rapatrié au Tonkin ». Détaché aux chasseurs alpins de Modane, il apprend qu’il est affecté en Afrique bien que possédant deux brevets de langues orientales (2). Son sang ne fait qu’un tour ; « il enfourche sa jument, saute dans la diligence, embarque dans l’express de Paris et a une discussion orageuse avec le colonel chargé des désignations ». Grâce à l’intervention du colonel Picquart tout s’arrange et il retrouve son cher Tonkin en août 1898.
Chef de poste
Placé à la tête du poste de Dong-Châu au nord de Tuyên-Quang, il y sert avec la même ardeur et passe brillamment les épreuves du brevet de caractères chinois. En outre, il est chargé de surveiller l’école des interprètes du 4ème R.T.T. à Bac-Ninh. Cette responsabilité lui semble très importante et il cite à ce propos le dicton annamite : « Le commandant et l’administrateur passent, l’interprète demeure et ne dit que ce qu’il veut bien dire aux successeurs ». Bonifacy fait aussi remarquer à ses chefs combien est désarmé, en haute région, un officier ne parlant que français et qui pour obtenir un renseignement est obligé de passer par le double filtre de l’annamite et d’un dialecte vernaculaire. Pour le chef de poste de Dong-Châu, enfin, il est moins ardu d’apprendre l’annamite que de connaître l’idiome avec lequel beaucoup d’Européens tentent de se faire comprendre des tirailleurs. Il constate à ce propos que les mots tiou-tiou et choum-choum censés vouloir signifier le riz cuit et son alcool ne sont pas des termes du vocabulaire local. Dans ses fonctions, le capitaine manifeste toujours un profond respect pour ses subordonnés et les habitants de son secteur. En toutes circonstances, il est susceptible de leur venir en aide du fait de ses connaissances variées et approfondies du pays, surtout dans le domaine de l’agriculture et de l’élevage. Il affirme que « pendant que beaucoup d’autres comblent l’ennui de la vie en poste avec le choum et la con-gai, lui met à profit ses loisirs en apprenant le milieu ». Ayant adressé quelques notes à la toute nouvelle Ecole Française d’Extrême-Orient, il est chargé en 1901 d’une mission sur le terrain. Il l’accomplit de son mieux, « heureux de sillonner le pays et de pouvoir échanger au marché quelques mots avec les habitants dans des dialectes divers ». Avec bonne humeur, il constate que « l’archéologie n’est pas une science prise en compte pour l’avancement ». De fait, il ne passera chef de bataillon qu’en 1904 après onze ans de grade de capitaine et le « Lavauzelle sous le bras » c’est à dire à l’ancienneté.
Commandant de cercle
A la fin de son deuxième séjour, le capitaine Bonifacy prononce une série de conférences lors de la première exposition d’Hanoï en décembre 1901. A ce moment-là, il a appris l’annamite, le chinois et une dizaine de dialectes de la Rivière Claire. Sa renommée est établie et lui-même constate : « Après six ans au Tonkin, je peux comprendre enfin le milieu local ».
Après un bref congé en France, il retourne dans le nord de la péninsule pour assumer les fonctions de commandant du turbulent cercle de Bao-Lac, où il se propose « de faire aimer la France ». Dans ce poste, il succède au chef de bataillon Mangin qu’il décrit « ayant eu la main dure avec les indigènes. Aussi ceux-ci, accablés de travaux et d’amendes, s’enfuyaient dans le cercle voisin ou en Chine ». Il conclut malicieusement que ce n’est pas ternir la gloire de son brillant camarade que de dire « qu’un excellent Africain n’est pas toujours un bon Indochinois, surtout lorsqu’il s’agit d’administrer des races se dressant facilement les unes contre les autres ».
Bien que jouissant dans ses fonctions de vastes pouvoirs civils et militaires, il formule de vives critiques envers le gouvernement général d’Hanoï. Il l’accuse de réserver les fonds publics à la construction de somptueuses casernes de gendarmerie dans le delta et de se désintéresser du sort des minorités. Il se dit attristé par la politique fiscale pratiquée dans les territoires militaires. Il faut rappeler qu’à cette époque, 10% du budget local provient du monopole sur l’alcool et l’opium « ce qui encourage le vice et transforme les indigènes en éponges à impôts ». Certains des rapports rédigés à Bao-Lac indisposent l’autorité supérieure. Dans l’un d’entre eux, le commandant du cercle n’hésite pas à écrire : « Du temps où les Annamites se gouvernaient eux-mêmes, ils avaient de magnifiques magasins à riz, lequel était distribué en cas de disette. L’année dernière, on a laissé les habitants crever de faim ; cette année, on augmente leur imposition. Tout cela pourrait mal finir avec les tracasseries qu’on leur fait ».
En 1906, le chef de bataillon Bonifacy représente l’Indochine à l’Exposition Nationale et Coloniale de Marseille. Il y prononce des causeries avec « des projections lumineuses » qui seront aussi utilisées lors de manifestations similaires à Londres et à Bruxelles. Il devient également membre correspondant de plusieurs sociétés savantes en France et à l’étranger. Désormais, il ne fait plus que de courts séjours en métropole, étant affecté en permanence au Tonkin, grâce à l’appui du général Picquart et du gouverneur général Pasquier, connu lors de l’exposition de Marseille.
Le vainqueur du Dê Tham
De petite taille, bedonnant, très myope, d’aspect débonnaire, le chef de bataillon Bonifacy n’a pas l’apparence d’un guerrier. Pourtant, dès 1909, sa profonde connaissance des choses et des êtres tonkinois va lui permettre de jouer un rôle essentiel dans la lutte contre les réformistes chinois (3) qui ont passé la frontière sino-tonkinoise et surtout lors des opérations menées pour neutraliser le fameux pirate Dê Tham.
Ce dernier, de son nom de guerre chez les Pavillons Noirs Hoang Van Tham, commence la lutte contre les Français dès 1884. Portant une pierre de jade censée le protéger, il déjoue toutes les tentatives faites pour l’arrêter. Il organise même ses funérailles avec un grand cortège de pleureuses pour accréditer la thèse de sa mort. En 1895, le colonel Gallieni l’accule dans un repaire mais il réussit à s’échapper. S’étant en apparence soumis à l’autorité française à plusieurs reprises et disposant d’un fief ainsi que d’une petite armée tolérée par le gouvernement de l’Union, il reprend les hostilités périodiquement après avoir attaqué des trains ou enlevé des Européens. Il devient ainsi aux yeux des populations une espèce de Robin des Bois annamite défiant la loi « voleur de grand chemin transformé en patriote se sacrifiant pour l’indépendance du pays ». Le Général Charbonneau écrit plus tard : « De 1883 à 1913, la France n’a pas rencontré de résistant plus tenace que le Dê Tham. Son génie tactique et son courage en font un des précurseurs authentiques des combattants viêt-minh qui ont étonné le monde ».
A la fin de 1908, le Gouverneur Klobukowski charge le colonel Bataille de capturer le Dê Tham. Ce dernier a été localisé en dehors de son repaire du Yên-Thê dans la province de Phuc-Yên. Le chef de bataillon Bonifacy en tant que spécialiste du pays est adjoint au chef de l’opération. Le Tông Dôc (4) d’Hai-Duong, Lê Hoan, nommé Kham Sai c’est-à-dire délégué de l’Empereur d’Annam, rejoint les troupes avec 400 partisans.
Bonifacy prend le commandement d’une colonne qui combat à Yên-Lo le 6 septembre et à Nui-Lang le 5 octobre. Devant cette position fortifiée par les rebelles, il encercle au prix de 17 tués et 35 blessés le Dê Tham qui doit fuir tout seul « blessé et revolver au poing ». L’affrontement, qui va jusqu’au corps à corps après que des bombes aient été lancées dans les tranchées ennemies, est très dur. Le commandant de Bao-Lac adopte ensuite une tactique de « chouan asiatique » sans trop s’attacher au terrain pour poursuivre les pirates. Il réussit à capturer la troisième et la quatrième épouses du chef rebelle qui est très démoralisé par cette disparition. Les pertes totales s’élèvent à 115 tués et 167 blessés. Pour évacuer ces derniers. Bonifacy réquisitionne un train de Thach-Loi à Hanoï. Lors de leur arrivée à l’hôpital de cette ville, un accompagnateur, qui demande à un médecin militaire un bon de nourriture pour les tirailleurs tonkinois, s’attire cette réponse méprisante : « Quoi ? du bouillon pour ces gens-là ».
Le texte de la récompense attribuée à cette occasion à l’officier supérieur précise qu’il a obtenu le maximum des partisans placés sous ses ordres. En effet grâce à ses accointances avec les Mans, il a été en permanence au courant des mouvements de l’adversaire. Un jeune soldat, Louis Arnoux, formé sur le terrain à ses méthodes, deviendra sous le proconsulat de l’amiral Decoux directeur de la police de l’Union Indochinoise.
Auréolé de sa victoire sur les troupes du Dê Tham (5) Bonifacy, qui vient d’avoir une fille Anne-Marie avec sa compagne sino-tonkinoise. reçoit alors avec plaisir, en 1910, la responsabilité du cercle de Nha-Nam évacué par les pirates. Le résident du Tonkin Simoni, qui l’a choisi pour « sa grande expérience des indigènes », lui donne carte blanche pour l’administrer. Il refuse tout d’abord le concours des troupes régulières et forme des milices. Ensuite, il remplace les Annamites par des Mans Ta Pan et Lan Tien qui pour lui « sont plus Mans que les autres Mans ». Il s’attire ainsi l’hostilité des bureaux d’Hanoï qui croient à tort que « les populations nouvellement implantées n’hésiteront pas longtemps entre les menaces des pirates et l’humanité du commandant de cercle ». Arrivé bientôt au terme de sa carrière, Bonifacy assume à compter de septembre 1911 les importantes fonctions de commandant du IIIème T.M. à Ha-Giang. C’est là le point fort de son existence tonkinoise. A la suite d’un conflit concernant le commerce de l’opium entre les Méos du Dong-Quan et les Thos, il arrive habilement à donner satisfaction aux deux parties. Il fait continuer la culture du pavot car c’est la seule exploitation rentable du pays qui permette aux habitants de vivre et de régler les impôts. Il refuse donc de poursuivre les contrebandiers de la drogue. La Résidence d’Hanoï lui reproche de favoriser les minorités surtout les Mans Quoc, « les plus évolués et très habiles cultivateurs qui obtiennent deux récoltes annuelles ». Mais le gouverneur général Sarraut lui écrit : « Je sais votre souci du bien-être des populations que vous dirigez avec la parfaite connaissance de leurs besoins et de leurs aspirations ».
Le 6 avril 1914, couvert d’éloges par les autorités civiles et militaires, le lieutenant-colonel Bonifacy quitte l’armée active et se retire à Hanoï. Paradoxalement, présent au Tonkin depuis vingt ans et y ayant rendu les plus signalés services, il n’a jamais pu obtenir une décoration locale : Dragon d’Annam ou Kim Khanh. Sa déception doit être avivée à la lecture du journal officiel qui décerne ces récompenses à un percepteur, un directeur de théâtre et un fabricant d’allumettes n’ayant jamais mis les pieds en Indochine.
Le savant
La personnalité du nouveau retraité comporte de multiples facettes dues à son exceptionnelle expérience de la haute région tonkinoise.
L’administrateur
« Minoritophile » de coeur, Bonifacy écarte cependant tout traitement particulier pour les ethnies différentes des Annamites. En revanche, il émet l’avis « qu’il faut leur accorder un soutien spécial car, dans la lutte contre les Chinois et les pirates, elles ont pris vigoureusement notre parti. Il convient donc de ne pas les laisser sans défense livrées aux entreprises de leurs anciens tyrans. Si cela était, nos protégés regretteraient de s’être compromis pour un gouvernement aussi versatile ».
Sur un plan plus général, il est partisan d’une fusion culturelle voire d’un métissage généralisé entre Français et autochtones. Tirant les leçons de sa vie familiale, il envisage à terme une Indochine eurasienne. Mais il estime indispensable de n’admettre dans l’Union que des Européens choisis pour leur moralité et leurs aptitudes ; jusqu’alors, « la supériorité intellectuelle de notre pays est loin d’être prouvée, les fonctionnaires français faisant piètre figure devant les lettrés indigènes ». Il lui semble évident qu’une nation civilisée ne mérite ce nom que grâce à une élite, qui seule doit être au contact des colonisés. A plusieurs reprises, il souligne le fait que les Annamites sont le produit d’une longue civilisation qui leur convient parfaitement ; par suite ils restent rebelles à notre action. Il est donc nécessaire que les Français accomplissent la moitié du chemin qui les sépare des autochtones au lieu de leur reprocher d’être comme ils sont.
Allant plus loin que certains jeunes intellectuels indochinois, il affirme : « rien n’est plus contraire aux intérêts de la France que de vouloir imposer de force nos lois à nos protégés. On fait fausse route en s’efforçant de rompre leurs attaches avec leur culture d’origine. Ceux d’entre eux qui dans un but de lucre ou d’ambition semblent accepter cette rupture avec le passé, ce mépris des coutumes ancestrales, sont nos pires ennemis ».
Sa vision de l’Indochine future sous l’administration française est celle d’un tutorat dans une société « remandarinisée », opinion qui va à l’encontre de la politique coloniale de l’époque. Cette conception utopique de l’avenir va l’empêcher après la grande guerre de déceler la montée d’un nationalisme annamite qu’il a pourtant dans une certaine mesure contribué à réveiller.
L’ethnographe, le linguiste
Autodidacte, d’une vive activité intellectuelle et d’une curiosité sans cesse en éveil, Bonifacy est devenu un spécialiste mondialement connu. Correspondant de l’Ecole Française d’Extrême-Orient et du Musée d’Histoire Naturelle de Paris, membre de la Société Anthropologique de France, auteur de 333 articles ou ouvrages rassemblés sous 159 titres et signés parfois des pseudonymes de Tam Khoanh Quan (mandarin à huit galons) et Tu Khoanh Quan (mandarin à quatre galons) ses travaux présentent une grande valeur scientifique. Tout récemment encore, le Thai Yunnan Newsletter en a fait état ainsi que de ceux du colonel Diguet son chef de corps au 3ème R.T.T.
Son oeuvre englobe des sujets aussi divers que l’étude du dialecte Man Quoc Coc, l’élaboration d’un vocabulaire des langues Annamite, Man, La Ti et Lolo, une monographie sur les races du IIIème T.M., un travail sur les bois de cercueil de la région d’Ha-Giang et une méthode de culture du thé dans la même contrée. Entomologiste distingué, ii fait également classifier deux insectes qui portent son nom. Lors de manifestations culturelles à Paris et à Dijon, il prend la parole et reçoit ainsi la médaille d’or des Expositions de Paris, Bruxelles et Londres.
A l’inverse d’une opinion communément admise, il conclut que les minorités ethniques de la haute région tonkinoise ne sont pas différentes des Annamites du delta. Tout au plus, placées dans un milieu moins favorable que les Kinhs (Annamites) ont-elles atteint un stade inférieur de civilisation.
Ses opinions envers certaines peuplades sont très tranchées. S’il accorde aux Mans toutes les qualités, il voit « les Méos toujours accompagnés d’une femme enceinte, brutes, se saoulant abominablement et d’une saleté repoussante, n’hésitant pas à tuer pour voler une piastre ». De même, avec un autre savant, le R.P. Cadière, il s’oppose à l’emploi du quôc ngù « langue du colonisateur, le son n’étant rien, le caractère figuratif étant tout ». Soucieux de la culture franco-annamite, il déplore vivement, en 1907, le mouvement Dong Du, c’est à dire le départ des jeunes intellectuels locaux qui préfèrent aller continuer leurs études au Japon plutôt qu’en France.
L’ethnologue militaire
Bonifacy a toujours éprouvé une réelle affection pour les tirailleurs et les partisans tonkinois qu’il a commandés. Ce sentiment doit l’inspirer lorsqu’il crée une nouvelle science, qualifiée de « bicéphale » par un historien, l’ethnologie militaire. Pour l’essentiel, ses travaux en ce domaine sont exposés dans la très officieuse Revue des Troupes Coloniales. Ce sont notamment :
a) Conseils aux sous-officiers des troupes indigènes en Indochine. Dans une conférence qui sera ensuite imprimée, Bonifacy rappelle aux gradés du 1er R.T.T. quelques principes de bon sens. Il précise que leur rôle est celui d’un chef mais aussi d’un éducateur. Ils doivent manifester à leurs hommes la même sollicitude qu’aux soldats européens. Avec franchise, il aborde un problème propre au territoire, celui des maîtresses annamites qui ne doivent en aucune façon avoir autorité sur les subordonnés de leurs concubins.
Il encourage les sous-officiers à apprendre la langue locale, pour éviter d’abrutir leurs tirailleurs de discours inutiles en français. Il leur précise qu’on ne doit pas exiger d’un peuple colonisé qu’il change sa manière de vivre pour s’adapter à la nôtre, ni lui reprocher de ne pas avoir nos qualités et nos défauts. En outre les sous-officiers doivent garder à l’esprit que leurs hommes n’ont pas comme mobile le patriotisme et le respect du drapeau mais plutôt l’amour du chef et la volonté de se distinguer aux yeux de leurs compatriotes.
b) Les tirailleurs tonkinois.
Devant les officiers de la garnison d’Hanoï en 1910, le conférencier déplore que la politique d’assimilation ait remplacé celle d’association, préférable à ses yeux. Il souligne le très fort attachement des Annamites à leur pays et leur instinct guerrier acquis dans les longues guerres contre les Chinois.
Les officiers doivent étudier le caractère des militaires autochtones et ne pas traiter « d’annamitophiles » tous ceux qui leur manifestent de la bienveillance. Bonifacy déplore que l’on refuse les galons d’officier à des autochtones instruits et de bonne famille alors que i’épaulette est accordée aux Africains et aux Arabes. Il indique que les militaires locaux sont persuadés que le but prime les moyens. 11 est logique d’utiliser les instincts ataviques des tirailleurs mais de ne pas leur demander plus qu’ils ne peuvent nous donner. Le décorum, les médailles, les galons sont fort importants pour eux. Pour illustrer l’exposé, l’orateur indique que la troupe autochtone ne comprend pas les raisons pour lesquelles un général de brigade arbore deux modestes étoiles au lieu de six galons rutilants. Enfin, les officiers ne doivent jamais perdre de vue que la compagnie est la famille du tirailleur, le capitaine selon l’expression annamite consacrée étant son père et sa mère.
c) L’emploi des partisans au Tonkin est le thème d’une causerie faite à Ha-Giang en 1912 aux officiers du IIIème T.M. L’utilisation d’irréguliers doit être privilégiée « même s’il faut fermer les yeux sur les concussions et les abus d’autorité de leurs chefs traditionnels ». Il convient aussi de se méfier des Chinois qui passent souvent pour les maîtres du pays du fait de leurs relations commerciales avec les Français.
Les irréguliers sont de peu de secours lors des attaques de front ; par contre, ils sont précieux dans leur rôle de cavalerie d’éclairage. Les officiers qui les emploient « peuvent lire avec profit les ouvrages de Fenimore Cooper et de Mayne Reid qui leur seront plus utiles que les cours de l’Ecole de Guerre ». Par ailleurs, les gradés nouvellement débarqués doivent être persuadés qu’ils ignorent tout de la tactique à utiliser sur la frontière sino-tonkinoise, où « expérience passe science ». Il faut aussi qu’ils soient convaincus qu’il convient de prendre les hommes tels qu’ils sont et non tels qu’ils devraient être. Il est indispensable en ce domaine d’analyser et non de synthétiser. Enfin, il est nécessaire de « se garder du travers français de tout ramener à l’image abstraite du guerrier que nous nous sommes forgés ». Ainsi pour un Asiatique fuir devant un ennemi plus fort n’est nullement honteux et l’emploi de toutes les ruses pour le vaincre est recommandé, même si elles sont déshonorantes selon l’éthique européenne.
Une studieuse retraite
Ayant quitté l’uniforme le 6 avril 1914, le lieutenant-colonel Bonifacy est rappelé au service le 20 août suivant. Du moins a-t-il eu le temps de protester, en tant que membre de la commission des antiquités du Tonkin, contre la violation à Hué du tombeau de l’Empereur Tu-Duc par un résident indélicat.
Ayant pris la tête du 2ème R.T.T., il déploie une grande activité dans ses fonctions et prépare dès 1915 des détachements de renfort pour le front français. Il se distingue par l’affection qu’il porte à ses subordonnés et l’attachement qu’il manifeste envers la population locale dont il est très respecté. Son supérieur remarque que « c’est un lettré dans le bon sens du terme ». Cependant, les multiples déplacements effectués pour inspecter les nombreux postes du régiment ont raison de sa santé. Hospitalisé à plusieurs reprises, il est rayé des cadres le 8 juin 1918 et renvoyé définitivement dans ses foyers à Hanoï « entouré de l’estime et de la sympathie des habitants ».
Une féconde période d’activité intellectuelle s’ouvre alors. L’armée fait appel à lui pour la rédaction d’une monographie du Vème T.M. et du manuel à l’usage des troupes employées outremer. Professeur à l’Ecole d’Agriculture et de Sylviculture d’Hanoï, il s’efforce dans cet établissement de faire disparaître les préventions manifestées par les élèves tonkinois à l’égard de leurs camarades des minorités. Il donne également des cours à l’Ecole des Hautes Etudes Indochinoises et à l’Ecole Supérieure de Pédagogie destinée à former des enseignants autochtones. Il passionne ses auditoires par des conférences sur l’Annam précolonial, qu’il prononce à l’Université fondée en 1907 dans la capitale du Tonkin.
Ecrivant abondamment car il ne peut plus se rendre sur le terrain, il collabore avec des orientalistes distingués tels que Finot, directeur de l’E.F.E.O. et le R.P. Cadière, rédacteur du Bulletin des amis du Vieux Hué. II délaisse un peu l’ethnologie au profit de l’histoire locale. Conseiller Municipal d’Hanoï, il est plus particulièrement chargé de l’embellissement des rues et du Jardin Botanique. Avec le pharmacien Blanc, il défend vigoureusement la cause des Eurasiens trop souvent abandonnés. Il crée dans un but une Société de Bienfaisance et de Protection de l’enfance franco-indochinoise.
En dépit de ses contacts étroits avec la société autochtone, Bonifacy est déconcerté par l’évolution de cette dernière. Homme d’un autre temps, au demeurant plus « minoritophile » qu’ « annamitophile », il reste cramponné à l’image d’une Indochine fraternelle et unie sous les plis du drapeau tricolore. Un peu avant sa mort, rudement interpellé par les événements de Yên-Bay, il publie un article intitulé « Un courageux plaidoyer pour les tirailleurs tonkinois ». Argumentant pour que ceux-ci ne soient pas les victimes d’une généralisation hâtive, il y avance que si les rangs des militaires autochtones comportent quelques empoisonneurs ou rebelles, tous ne sont pas de cet acabit. Cette prise de position contribue à éviter la dissolution des quatre R.T.T. comme le préconisaient certains hommes politiques.
Après 37 ans de résidence au Tonkin, Auguste Bonifacy décède à Hanoï le 3 avril 1931. Dans les dernières années de son existence, il a eu la satisfaction de voir sa fille Anne-Marie, toujours de ce monde de nos jours, accomplir de brillantes études. Celle-ci, témoignage vivant des théories de son père, écrit ou parle avec le même bonheur le français, le latin, le grec et le quôc-ngù.
Très connu et respecté par tous au Tonkin, le lieutenant-colonel Bonifacy a oeuvré toute son existence avec la plus grande générosité pour rapprocher les Français et les Indochinois. Quelques semaines avant sa mort, il écrivait : « Je continue à croire que pour ne pas s’aliéner un peuple conquis, il est utile de respecter sa loi, ses coutumes, sa religion, de ne pas tourner ses habitants en ridicule. C’est la règle que je me suis imposée. C’est par ce moyen que j’ai gagné la sympathie des gens du pays et les événements ne m’ont jamais démenti ».
(1) Voir
(2) A la même époque, à Gao au Soudan, deux officiers parlent annamite et un troisième malgache. Le commandant des troupes de Côte d’Ivoire est lettré en chinois.
(3) Agitateurs contre la cour de Pékin qui exigent pour la Chine un gouvernement plus moderne à l’exemple de celui du Japon.
(4) Chef de province.
(5) Le De Tham sera assassiné en février 1913 par deux Chinois alléchés par une substantielle prime.
Sources : Laurent Grisoni : Le Lieutenant-Colonel Auguste Bonifacy. Un exemple de métissage socio-culturel franco-tonkinois. U.E.R. d’Histoire Aix Marseille 1986 -1987.
L’Armée Française en Indochine: Exposition Coloniale Internationale de Paris 1931.
Histoire militaire de l’Indochine Française des débuts à nos jours sous la direction du Général Aubert 1931.
Revue des Troupes Coloniales1910-1913.
Presse locale de l’époque. (L’Avenir du Tonkin. Bulletin des amis du Vieux Hué. Bulletin de 1′ E.F.E.O.L’IndochineL’Indochine. L’Eveil Economique de l’Indochine).
SOURCES : ASSOCIATION NATIONALE DES ANCIENS ET AMIS DE L’INDOCHINE ET DU SOUVENIR INDOCHINOIS. – http://www.anai-asso.org – Colonel Maurice Rives