Après Pierre Poivre (1) d’autres hommes sont venus en Cochinchine. D’abord, à la fin du XVIIIème siècle, Mgr Pigneau de Béhaine, évêque d’Adran. Premier ministre de l’empereur d’Annam et aidé de collaborateurs marins tels que Chaigneau, Dayot et Puymanel, le prélat pacifie et organise la Cochinchine tout entière. Dès sa mort son oeuvre tombe car, sous la Révolution et le premier Empire, la France, battue sur mer, est incapable de songer au lointain.
Cependant d’autres nations d’Europe essaiment en Extrême-Orient : la Russie en Sibérie, l’Angleterre en Chine. Il est pourtant un pays où notre devoir est d’assurer la vie et la sécurité des chrétiens atrocement persécutés. C’est l’Annam. La cour de Hué se moque de nos représentations pacifiques. Et il faut bien finir par agir là-bas.
Au mois d’août 1858 l’amiral Rigault de Genouilly occupe Tourane. Geste inutile que l’amiral complète en s’emparant, le 17 février 1859, de Saïgon et de tout l’estuaire du Mékong, d’où l’Annam tire tout son riz. Mais, pour la guerre de Chine de 1860, nous nous voyons forcés d’employer nos troupes de Cochinchine. Aussitôt Saïgon, gardé seulement par une poignée de Français, est assiégé. Heureusement l’amiral Charner débloque la ville, s’empare de Mytho, et l’amiral Bonnard prend Bien-hoa. En 1863 le traité de Hué nous donne toute la Cochinchine.
L’époque commence des amiraux gouverneurs et des grands explorateurs marins : Doudart de Lagrée et Francis Garnier. Bientôt la protection de nos nationaux commerçant avec la Chine nous oblige à regarder vers le Tonkin. Dans ce pays un négociant, Jean Dupuis, est molesté par les mandarins annamites prévaricateurs. Il en appelle au gouverneur de la Cochinchine et c’est l’occasion de l’épopée du lieutenant de vaisseau Francis Garnier lequel, envoyé au Tonkin avec 9 officiers et 175 hommes, balaie les bandes chinoises des Pavillons Noirs, s’empare en quinze jours (décembre 1873) de Hanoï et du delta du fleuve Rouge, puis périt en héros dans une escarmouche. Un nouveau traité, signé le 15 mai 1874, sera, comme les précédents, sans effet.
C’est alors qu’arrive au Tonkin le capitaine de vaisseau Henri Rivière.
Pour certains marins, le séjour à terre n’est que repos et diversion aux travaux du bord. Pour d’autres l’arc est toujours tendu, l’ardeur jamais apaisée. Fatigués par leur effort, ils se reposent par un effort nouveau. On ne dira jamais assez ce que nous devons à de pareils violons d’Ingres… Nous leur devons peut-être le Tonkin, par le capitaine de vaisseau Henri Rivière.
Il était marin, à fond. D’abord avec tout l’élan de la jeunesse, bien avant les seize ans qui virent, en 1843, son entrée à l’École navale, puis avec toute la fougue de l’âge mûr, cuirassé d’une expérience que lui avaient donnée des navigations s’étendant de l’Océanie à la mer du Nord et des guerres allant des jours lugubres des tranchées de Sébastopol aux jours étouffants de l’expédition du Mexique et aux interminables factions de la Thétys dans la Baltique en 1870-71, sans combat possible. En l’esprit de cet officier qui, lentement, obtenait ses grades à l’ancienneté, se voyant à cinquante-deux ans capitaine de frégate bientôt mûr pour la retraite, l’ennui peut-être serait venu si le rêve ne l’eût habité : un rêve qui prit corps dans les livres d’Henri Rivière.
A vingt-cinq ans ce furent des vers. Puis Rivière fit oeuvre d’historien. Marin de guerre avant tout, il avait compris, presque seul en son temps, qu’une des bases de la préparation au combat devait être l’expérience, l’étude du passé et il écrivit La Marine française sous le règne de Louis XV . Les chefs de la marine, de même que le public, ne se souciaient guère de ce genre de littérature et l’échec fut complet. Sans insister dans cette voie, Rivière alors céda franchement au démon dont il était possédé. En quinze ans, ce furent une vingtaine de romans qui connurent l’honneur de la publication dans la Revue des Deux Mondes et dans la Nouvelle Revue . Ce furent aussi trois pièces de théâtre, des essais, des articles qui firent, de ce marin, un des écrivains les plus féconds de Paris.
Il en était aussi un des plus aimés et c’était justice. On trouvait en lui un mélange charmant d’une information qui s’étendait à tout, – ainsi l’exige le métier de la mer, – et d’une exquise fraîcheur d’impression. Car ce Parisien averti, ce boulevardier habitué des coulisses et des salons de la princesse Mathilde, de Mme Adam, de Mme Arman de Caillavet, de Mme Aubernon et de Mme Buloz, cet officier en qui certains de ses camarades s’obstinaient à voir un de leurs futurs grands chefs, gardait une âme de jeune enseigne. Ses héroïnes, celles de Pierrot , de Caïn , de La Main coupée , de L’Envoûtement et de bien d’autres ouvrages : mondaines perverses, jeunes filles aux aventures atroces qu’Edgar Poe eût trouvées à son goût, sont menées par des forces occultes et, même lorsque le roman finit très mal, la cruauté du dénouement, si inique qu’elle soit, est toujours rachetée par sa noblesse. La grandeur et la vertu des âmes font oublier la férocité de la vie.
L’activité littéraire de Rivière effarouchait un peu la marine. Certains chefs s’étonnaient de cet officier qui ne rappelait, en rien, le loup de mer et moins encore le capitaine d’armes (2). Élégant pour les uns, débraillé pour les autres, il ne concevait guère qu’il pût être ailleurs qu’à Paris… ou aux antipodes. L’inquiétude de certains amiraux s’exprimait parfois par des mots et par des notes qui eussent coûté cher à tout autre. Mais Rivière avait ses amis de Paris, amis solides comme Alexandre Dumas fils et Edouard Pailleron, amis que des esprits étroits lui reprochaient. Il avait aussi, et plus encore, ses amis embarqués, ses officiers et ses matelots, lesquels savaient bien que son indulgence était faite du plaisir de les voir tous heureux à son bord et cachait une fermeté qui, aux heures graves, éclatait dans ce mondain. Aucun navire n’était mieux tenu et plus militairement que celui de cet officier d’aspect peu militaire mais à qui tous, grands chefs et subalternes, faisaient confiance méritée lorsque le temps devenait menaçant.
Le premier orage éclata en 1878, alors que le capitaine de frégate Rivière commandait l’aviso-transport la Vire . Ce fut l’insurrection de Nouvelle-Calédonie : révolte d’anthropophages, aux portes d’un pénitencier presque sans soldats pour contenir la rébellion des sauvages ou des forçats. Placé soudain, par la volonté du gouverneur, à la tête du district d’Uaraï, puis nommé commandant en chef des troupes, en remplacement du colonel tué dès l’alerte, Rivière, avec rien, improvisa tout, fit de la diplomatie canaque, n’hésita pas à donner des armes aux déportés de la Commune et tout s’arrangea sans qu’il y eût trop de têtes cassées.
Et lorsque, quelques mois après, Rivière prit le commandement du transport Calvados , rapatriant des communards amnistiés par les Chambres, il sut si bien manoeuvrer que les transportés du Calvados furent les seuls qui, à l’arrivée en France, s’abstinrent de se joindre aux manifestations des braillards qui attendaient, à Port-Vendres, les libérés de Nouméa.
Plus tard, lorsqu’on désarma la Vire qu’avait commandée Rivière, l’administration maritime eut beau blâmer « sévèrement » sa comptabilité, ceux qui avaient la charge des affaires sérieuses venaient d’apprendre ce qu’était Rivière, négociateur ou combattant, prêt à tout parce qu’il avait tout rêvé d’avance.
Le Myre de Vilers le savait bien, lui qui, trois ans plus tard, gouverneur de la Cochinchine, laissait de côté trois colonels, spécialistes des questions coloniales, pour confier en 1881 à Henri Rivière, nommé capitaine de vaisseau chef de la division navale de Cochinchine, le soin de résoudre le plus grave problème qui se posât alors en Extrême-Orient, celui de ce Tonkin qui avait failli devenir nôtre huit ans plus tôt, de par l’épopée du lieutenant de vaisseau Francis Garnier.
Problème presque insoluble que, celui qu’allait affronter Rivière. Après la mort de Garnier, le traité de 1874 avait placé l’Annam, suzerain du Tonkin, sous le protectorat de la France. Mais ce traité restait lettre morte. La cour de Hué, l’empereur Tu-Duc jouaient de la vassalité de l’Annam par rapport à la Chine – sujétion détestée d’ailleurs depuis des siècles – pour affirmer que les signatures, à nous données, étaient sans valeur. Et, peu à peu, le Tonkin devenait terre chinoise, occupée par les Pavillons Noirs, débris de bandes révolutionnaires organisés en armée forte sous le commandement de Luu-Vinh-Phuoc.
La France se devait de faire respecter la convention, mais, encore sous le coup de la défaite de 1870 elle évitait les complications lointaines et n’osait songer à de nouvelles conquêtes. Le Myre de Vilers, en envoyant le capitaine de vaisseau Rivière remettre tout d’aplomb, lui recommandait d’éviter les coups de fusil, tout en nommant ce marin commandant supérieur d’une expédition qui comportait deux compagnies d’infanterie de marine et un détachement d’artillerie pour renforcer la garnison de Hanoi.
En France le « Grand Ministère » de Gambetta ne se distingue pas des précédents. Bouvier, ministre du Commerce, auquel viennent d’être rattachées les Colonies, nul ne sait pourquoi, ne s’entend guère avec le capitaine de vaisseau Gougeard, ministre de la Marine. Aucun d’eux ne s’accorde avec le gouverneur de la Cochinchine. Tous veulent ignorer le ministre de France en Chine. On annonce l’arrivée de l’amiral Pierre qui commandera en chef les forces de terre et de mer. Puis, un beau jour, le ministère Gambetta dégringole. Les Colonies retombent sous la coupe de la Marine. Le nouveau Cabinet ne parle plus de l’amiral Pierre et tout le monde garde le silence sur la mission confiée au commandant Rivière.
Mais celui-ci est plein de la logique des esprits imaginatifs qui, en un instant, font le tour de la réalité, il comprend qu’elle va s’imposer, il sait qu’il va fonder un empire et sa joie est sans seconde d’être, pour cette tâche, l’élu du destin.
Le 15 avril 1882 le commandant Rivière arrive à Hanoï. Il s’installe au consulat tandis que les mandarins hostiles rassemblent leurs troupes dans la citadelle dont ils complètent fiévreusement les défenses et que le prince Hoang, commandant en chef des troupes annamites, s’allie aux Pavillons Noirs et concentre ses forces à Sontay. Le 25 avril, avec 575 hommes soutenus par les pièces de trois chaloupes canonnières, Rivière, au premier rang des combattants, s’empare de la citadelle de Hanoï que défendaient 4 à 5.000 Annamites.
La grande aventure continue : remparts escaladés, villes emportées, canonnières courant les arroyos. L’édifice annamite, vermoulu et tout en façade s’écroule et seules demeurent face à face les deux forces militaires : celle du pillage et de la destruction sous Luu-Vinh-Phuoc, celle de l’ordre et de la paix menée par Rivière.
Pendant tout un été, pendant tout un hiver, malgré la présence des Pavillons Noirs dans la région de Sontay, en dépit de la menace des réguliers chinois qui peu à peu s’infiltrent dans la moyenne région tonkinoise, malgré l’indifférence des pouvoirs publics, lesquels s’intéressent uniquement aux luttes politiques des partis et se soucient fort peu des intérêts et de l’honneur du pays hors des mers d’Europe, informé par des dépêches ministérielles correspondant chacune à la situation telle qu’elle était quatre mois auparavant, ne recevant que des instructions dont l’imprécision permettrait de le désavouer si les choses tournaient mal, en lutte avec les mandarins tantôt cauteleux et tantôt insolents, le commandant Rivière attaque et prend Nam-Dinh, occupe Hongay, réprime la piraterie et, en même temps, comme jadis Francis Garnier, il restaure, il organise, il gouverne. Le passé se rétablit dans Hanoï où le peuple jaune, rassuré, revient et s’apprivoise. La ville naît à une vie nouvelle. Elle devient française grâce au tact infini de Rivière, qui sait manier et sculpter les âmes comme il l’a fait en ses romans. Avec ses compagnons marins et soldats serrés autour de lui, il forme l’équipe d’une France nouvelle.
De là-bas, il écrit à Mme de Caillavet : « J’ai fait ce que je devais. Je compte ce calme de conscience comme un élément de bonheur. Je fais de la marine, de la politique, de la guerre. Cela ne me dérange pas, me distrait un peu… J’ai une philosophie tranquille qui s’attend à tout et qui s’y résigne. Comme ce gouvernement, qui ne se décidait à rien, avait eu l’imprudence de m’envoyer 500 hommes, je me suis mis à faire ce qu’il ne se décidait pas à me faire faire. »
Certes Rivière songe à la très haute récompense : les étoiles ou la Coupole mais l’entreprise l’enthousiasme par elle-même, par sa grandeur et sa beauté.
Et, soudain, c’est la grande épreuve. Au début du mois de mai 1883, les réguliers chinois et les Pavillons Noirs dévastent les chrétientés du Nord, puis postés, la nuit, sur la rive gauche du fleuve Rouge devant Hanoï, insultent à coups de canon et à coups de fusil la concession française établie sur la rive droite. Quelques jours plus tard ils ouvrent le feu sur la ville. La Mission chrétienne est attaquée. Luu-Vinh-Phuoc fait afficher une proclamation d’une intolérable insolence. Le 18, les Français contre-attaquent, sur la rive gauche, l’ennemi vingt fois supérieur en nombre et le mettent en fuite. Mais il importe de dégager les abords de Hanoï et de se donner de l’air sur la rive droite. Le commandant Rivière fixe la date du 19 mai.
Joyeuses et confiantes, ses troupes avancent sur la route de Sontay. Il s’agit d’abord de disperser un rassemblement de Pavillons Noirs signalés près de Cau-Giay. On compte sur une opération facile et Rivière, malade, la dirige sans quitter sa voiture.
Malheureusement, mal renseignés, nous avons mésestimé l’ennemi qui attend, en forces. Tout à coup, sitôt dépassé le pont de Papier, une dure résistance arrête notre marche. Des officiers et des hommes tombent, tués ou blessés par une fusillade partant d’une haie de bambous impénétrable qui masque un village. Rivière abandonne alors sa voiture, prend la direction du combat et pousse en avant. Mais voici que, d’un autre village, fouillé et trouvé vide quelques instants plus tôt, surgit une ligne de nombreux tirailleurs sur l’arrière de notre colonne. C’est le désordre que Rivière, au premier rang comme toujours, essaie vainement d’arrêter. La confusion menace de tourner au désastre. D’un coup d’oeil Rivière le comprend et ce chef, dédaignant de s’abriter et méprisant l’ennemi, se change soudain en héros de la retraite. Revolver au poing, il pousse à la roue d’un canon qu’il ne veut pas laisser aux Chinois. Les Pavillons Noirs sont à moins de 40 mètres. L’épaule fracassée le capitaine de vaisseau tombe.
Image du Pont ou mourut le Commandant Riviere
Mort ? On le crut à ce moment. Les Pavillons Noirs s’étaient rués avec leurs terribles coupe-coupe. Quelle aubaine pour ces massacreurs ! Cent taëls pour chaque tête de Français apportée à Luu-Vinh-Phuoc et cent taëls encore, vingt par galon, pour la tête de Rivière… Et ce fut, pour tous les nôtres, presque un soulagement de penser que le chef aimé avait échappé aux supplices.
Mais des récits d’indigènes obligent à croire qu’il en a été autrement. Agonisant, respirant à peine, Rivière aurait été traîné par les Pavillons Noirs dans la pagode où se tenait leur chef. Et Luu-Vinh-Phuoc, exaspéré par la mort de son lieutenant favori Ba-Duong et écumant de rage à l’idée que nos troupes avaient pu rentrer à Hanoï et que la victoire complète lui échappait, aurait ordonné la mise à mort du blessé, sans songer à la valeur qu’entre ses mains aurait pu prendre un tel otage. Les indigènes ont donné des détails. Seul, sans espoir d’être secouru, Rivière conserva une incomparable dignité. Quelques paroles, que nul ne put comprendre, s’échappèrent de ses lèvres. Puis sa tête tomba.
On la retrouva plus tard, dans une boîte de laque, enterrée au milieu de la route de Sontay, afin que chaque passant pût la fouler aux pieds…
Cruelle fin, certes, que celle de cet homme, seul de sa race, environné de faces jaunes, hostiles, fermées, impitoyables, mais sacrifice qui trouve, dans son humilité même, une grandeur qui dépasse celle des assauts victorieux et des batailles gagnées. Nulle mort ne fut plus utile. Presque à elle seule, elle a donné à la France un empire et, à des millions d’hommes, un avenir meilleur.
Au commandant Rivière, marin, romancier et poète, il n’eût certes pas déplu de prévoir qu’une telle auréole le couronnerait devant la postérité. Toute sa vie de rêve et d’action l’avait orienté vers un tel geste. La mort l’a trouvé prêt.
(1) Pierre Poivre, missionnaire des Missions Etrangères, débarqua en 1749 à Faï-Foo (futur Tourane) et créa des relations entre le roi d’Annam Vo-Vuong et Louis XV. (Ndlr).
(2) Le capitaine d’armes est le premier maître fusilier lequel est chargé, à bord, de donner la chasse aux mauvaises têtes et représente, pour les matelots, le terrble parangon de la stricte discipline.
SOURCES : ASSOCIATION NATIONALE DES ANCIENS ET AMIS DE L’INDOCHINE ET DU SOUVENIR INDOCHINOIS. http://www.anai-asso.org – Paul CHACK – (Au Tonkin, Collection La mer et notre Empire, 1942)