Préambule
Au début de la guerre, le Japon qui supporte mal laprésence française en Indochine et qui souhaite profiter de la défaite française de 1940, pense pouvoir réaliser ses rêves expansionnistes avec l’appui de son allié siamois.
Le Siam (aujourd’hui la Thaïlande) qui négociait avec la France un pacte de non-agression depuis plusieurs mois, déclare brutalement en juin 1940 que la signature d’un tel traité n’a plus raison d’être. Dès la fin de 1940, le Siam, qui revendique la souveraineté sur tous les territoires situés à l’est du Mékong, masse ses troupes aux frontières du Cambodge, et commence une série de provocations et d’incursions sur le territoire du Protectorat. Nos forces réagissent avec vigueur et ainsi s’établit un véritable état de guerre.
Il apparaît alors clairement que si la Marine siamoise n’était pas encore entrée en action, c’est qu’elle allait le faire très bientôt. Pourtant jusqu’à ce mois de janvier 1941, les opérations françaises contre le Siam s’étaient bornées à des opérations défensives… Mais pour l’amiral Decoux, Gouverneur général de l’Indochine, il était temps de prendre les devants. Le 15 janvier il donne son feu vert à l’amiral Terraux, commandant la Marine en Indochine, pour
exécuter une opération contre la Marine siamoise qui devait aboutir au combat de Koh Chang.
Les Forces en présence
Nota : L’Ayuthia était amarré à Satahib et n’a rallié Koh-Chang que le 17 au soir. Le Dombhuri, mouillé à l’est de l’île en compagnie du mouilleur de mines Nonsaraï et du chasseur de sous-marins Thieuoutok. Ces deux derniers s’esquiveront dès le début de l’action. Le Trat était resté à Satahib et le Rayong avait été détaché la veille en patrouille au nord de Koh Chang, ce qui ne lui permettra pas de rallier à temps.
L’engagement
Le groupe occasionnel, formé du croiseur Lamotte-Picquet, des avisos coloniaux Dumont d’Urville, Amiral Charner et des avisos Marne et Tahure, est placé sous le commandement du capitaine de vaisseau Bérenger, commandant le croiseur Lamotte-Picquet. Le CV Bérenger connaissait bien l’Extrême-Orient, il y avait commandé en second, en 1911, de petits torpilleurs, puis en 1929, l’aviso Marne. Le croiseur Lamotte-Picquet parti faire le plein de carburant dans la matinée du 15, rallie les avisos dans la soirée au mouillage dans la baie sud-ouest de Poulo Condore. Vers 21h00, le groupe appareille et se dirige vers le golfe de Siam à 13.5 noeuds (vitesse maximum de route des avisos). Dans la matinée du 16 janvier des reconnaissances aériennes sont effectuées et rapportent de précieux renseignements surles positions des bâtiments siamois :
à Satahib (pointe Est de la baie de Bangkok) : 1 garde-côte cuirassé, 4 torpilleurs, 2 sous-marins, 2 bâtiments légers ;
à Koh Chang : 1 garde côte cuirassé, 3 torpilleurs.
Les Commandants des batiments francais
Le CV Bérenger décide de concentrer ses forces sur Koh Chang et adresse le message suivant aux bâtiments placés sous ses ordres : « Attaque au jour des bâtiments au mouillage sud de Koh Chang. Présentation dans le sud-ouest de Koh Kra au jour. Dislocation sur ordre pour gagner rapidement secteurs de tirs répartis comme suit : section Tahure – Marne entre Koh Chang et Koh Kra, section Dumont d’Urville – Amiral Charner entre Koh Kra et Koh Klum, Lamotte-Picquet entre Koh Klum et îlots Koh Chan. Ouverture du feu dès que visibilité le permettra. La désignation des objectif se fera sur place si possible. Décrochage au signal. Dégagement des avisos se fera dans le sud-ouest. » Les commandants des bâtiments français
Les choses se compliquent !
Le 17 janvier à 5h45, l’ordre de dislocation est donné, l’action devant commencer à 6h15. Le Lamotte-Picquet n’avait pu embarquer son hydravion, car ce dernier, comme tous les appareils de l’aviation embarquée, avait été remis à Catlaï pour y compléter une escadrille aux ordres du LV Gaxotte. Cette escadrille (dont deux Loire 130) était basée à Réam depuis le début des hostilités. C’est un Loire 130, parti de Ream et piloté par le LV Plainemaison qui survole le site de Koh Chang à 6h05. Mais surprise, c’est cinq unités qu’il aperçoit dont deux garde-côtes cuirassés au lieu
d’un. En fait, ce sont les deux torpilleurs Chomburi et Songkla. Les trois autres sont le Dombhuri, le Nonsaraï et le Thieu Tok. Ce n’était pas prévu au programme !
L’aéronef est repéré, et se retrouve sous le feu violent de 76 CA. Il parvient néanmoins à regagner la base sans dommage. Je reprends ici le récit du médecin major de l’Amiral Charner, le MDA J.Billiottet : Le temps est calme, le ciel est clair, et nos bateaux qui sont maintenant à pied d’oeuvre, se profilent nettement sur l’horizon dégagé alors que l’ennemi, dissimulé dans la grisaille du petit matin et se confondant avec la terre, est encore mal visible.
Les Siamois ouvrent le feu les premiers.
Alertés, les deux torpilleurs siamois ouvrent le feu à 6h14. Les deux sections d’avisos ripostent presque immédiatement. Les premiers coups, tirés à 12500 par les avisos coloniaux furent longs mais n’en furent pas moins très utiles. Le Lamotte-Picquet tire sa première salve de 155 à 6h19, à 10000 m des bâtiments siamois, puis à 6h20, il lance une gerbe de 3 torpilles, et ouvre dans le même temps le feu avec ses 75 à grand débit sur un torpilleur. De 6h25 à 6h35, les deux artilleries (155 et 75) concentrent leur feu sur un second torpilleur, le premier ayant été durement touché dès les premiers coups de 155. Selon le contre-amiral Romé, à l’époque embarqué sur le Lamotte-Picquet en tant qu’enseigne de vaisseau, c’est la première salve du Lamotte-Picquet qui aurait détruit un poste d’observation situé à terre et relié téléphoniquement à Chantaboun.
Le télémétriste du Lamotte-Picquet avait cru voir le chiffre 11 (numéro de coque du torpilleur Trat), ce qui crée une certaine confusion. En fait, il s’agissait peut être seulement des pignons de maisons du poste, touchés par la première salve trop longue.
Pris sous le feu des cinq bâtiments français, les deux torpilleurs siamois auront durement encaissé entre 6h19 et 6h37. L’un deux explose presque immédiatement. De 6h37 à 7h00, les quatre avisos qui se sont rapprochés entre 5000 m et 8000 m de l’adversaire, concentrent leur feu sur les les torpilleurs qui chavirent et coulent la quille en l’air.
La colonne de fumée atteint trois ou quatre cents mètres. Il ne reste plus rien sur rade. La première phase de l’engagement est terminée. Ayant laissé le soin aux avisos d’achever les torpilleurs, le Lamotte-Picquet manoeuvre pour reprendre la vue du mouillage.
L’agonie du garde-côte cuirassé Dombhuri
A 6h38, il aperçoit, entre les îles et à 4000 m un garde-côtes faisant route au nord-est et l’engage immédiatement avec ses 155. C’est le Dombhuri.
Celui-ci fait tête, évolue sans arrêt avec une vitesse de giration très grande et essaie de dérégler le tir des français en se cachant derrière les îles. Son propre tir est lent mais précis en direction.
Le Lamotte-Picquet évolue constamment à 27 noeuds, ses hélices brassent la vase mais sans pénétrer dans le fond inférieur à 10 mètres. Il serait plus que téméraire pour lui de continuer à évoluer sur des petits fonds totalement inconnus. Le commandant Bérenger décide donc, à contre-coeur, de s’éloigner de son adversaire en revenant vers l’ouest. Le Dombhuri, sur lequel plusieurs incendies se sont déclarés, fait route au sud-ouest pour se cacher derrière les îlots mais, chaque fois qu’il apparaît dans un créneau, le Lamotte-Picquet reprend le tir. A 7h15, les avisos ouvrent le feu à leur tour sur le Dombhuri et le touchent à plusieurs reprises. Le Lamotte-Picquet voulant les soutenir contre la riposte dangereuse du garde-côte se place entre eux et ce dernier, et reprend son tir à grand débit pendant un quart d’heure d’affilée.
Trois incendies au moins dévorent le Dombhuri qui ne tire plus qu’avec sa tourelle avant, manifestement maniée à bras et seulement quand les mouvements du bâtiment la mettent en direction. Il est gîté sur tribord avec son château en feu et son arrière est enfoncé, l’avant relevé. A 7h50, le CV Bérenger ordonne aux avisos de se retirer et le Lamotte-Picquet cesse lui-même le feu à 8h00. Il est en effet impossible de continuer à poursuivre le Dombhuri, blessé à mort, dans les eaux peu profondes où il s’est réfugié, derrière les îlots. En outre, il est à prévoir que les attaques aériennes ne vont pas tarder à se produire.
Tout le monde attend la riposte aérienne
A 8h30, tous les bâtiments du groupe sont en mer libre vers l’ouest. Tout le monde attend maintenant la riposte aérienne en s’étonnant qu’elle n’ait pas encore eu lieu. Le groupe navigue perpendiculairement à la côte. Les avisos, placés sous le commandement du Dumont d’Urville, marchent à 13 noeuds. Le Lamotte-Picquet, placé comme un bâtiment hors rang, navigue à la vue du groupe.
A 8h58, un biplan Vought Corsair attaque le Lamotte-Picquet dans le soleil. Une bombe tombe par le travers de bâbord milieu. Une autre la suit, plus loin, sur l’arrière, tandis qu’un deuxième appareil largue les siennes à 200 m du bord. Plusieurs éclats ont été trouvés sur le Lamotte-Picquet, mais après le combat et largement avant l’attaque aérienne. Ils provenaient probablement des obus CA (contre-avions) tirés par les torpilleurs siamois quand, surpris par notre arrivée, ces derniers ont tourné leurs pièces de l’hydravion français vers le croiseur (en oubliant peut être de modifier les munitions utilisées)
A 9h00, une bombe manque l’Amiral Charner de 500 m. Jusqu’à 9h40, d’autres avions, d’ailleurs peu nombreux, groupés par deux ou isolés essaient de gagner des positions d’attaque dans le soleil ou sont aperçus, survolant les bâtiments à 3000 m d’altitude. Chaque fois, la vigueur de la défense anti-aérienne de tous les bâtiments, 75 et
mitrailleuses de 13.2, les décourage et les force à s’éloigner rapidement ou à renoncer à leur piqué, parfois en se débarrassant de leurs bombes à plusieurs milliers de mètres de nos bateaux.
Bilan et enseignements
Le bilan est particulièrement lourd côté siamois. Les torpilleurs n°32 Chomburi et n°33 Songkla ont été coulés. Le garde-côte Dombhuri a chaviré au large du feu de Lem Ngoz. Les pertes en hommes sont effroyables, sur les quatre premiers bâtiments, vraisemblablement 300 hommes, dont plus de 80 sur les torpilleurs. Seuls 82 survivants
seront sauvés. Au total, c’est un quart de la flotte de guerre siamoise qui a été détruit ou mis hors de combat pour longtemps. Du côté français, on ne déplore aucune perte, aussi bien en hommes qu’en matériel.
Qu’est-ce qui peut expliquer une victoire aussi éclatante ? Car, contrairement à ce que l’on pourrait penser, l’effet de surprise de l’attaque française a été raté. Il semble que des veilleurs installés sur les îles aient signalé la présence de notre flotte. De plus l’hydravion Loire a mis en alerte tous les bâtiments siamois au mouillage.
Trois facteurs, je pense, ont contribué à la vistoire de Koh Chang :
Un brillant stratège, le CV Bérenger : Placé devant un choix tentant, il résiste à la tentation d’essayer de détruire en deux attaques séparées la flotte siamoise. Lorsque l’on analyse de près l’ensemble des choix du commandant, on se rend compte combien sa lucidité est grande. Le bon sens et la simplicité conduisent son action, ce qui dans l’urgence des combats est loin d’être toujours évident.
La qualité et l’entraînement des équipages : De notre côté, les bâtiments sont servis par des équipages enthousiastes et parfaitement entraînés. Malgré l’âge certain du matériel, ils firent preuve jusqu’à la fin de l’engagement d’un sens manoeuvrier et d’un esprit de combativité dignes d’éloges.
La chance : Si les premiers obus tirés par le Lamotte-Picquet n’avaient pas détruit le poste de guet terrestre relié téléphoniquement à la base ennemie, l’intervention de l’aviation siamoise aurait eu sans doute lieu plus tôt et, en plein combat naval, ceci aurait été extrêmement gênant pour nos bâtiments. On sait également aujourd’hui que le Dombhuri encaissa dès la première phase du combat un coup heureux du Lamotte-Picquet qui tua son Commandant et l’officier de manoeuvre à la passerelle. A noter que la veille, avait eu lieu la relève du groupe Ayuthia (un garde-côte et trois torpilleurs) par le groupe Dombhuri (même composition). A un jour près, notre escadre aurait pu tomber sur deux garde-côtes et six torpilleurs, ce qui lui aurait sensiblement compliqué la tâche.
La France ne put profiter des résultats de la bataille de Koh Chang. Le Japon, le 20 janvier 1941, décidait de mettre fin aux hostilités entre Français et Siamois en proposant ses « bons offices aux deux belligérants ». L’amiral dut accepter la cessation des hostilités sous la menace d’un ultimatum japonais auquel l’Indochine française était incapable de faire face militairement. Après de difficiles discussions les diplomates français devaient admettre, le 11 mars, les termes d’un compromis peu avantageux pour la France.
SOURCE : http://www.netmarine.net/bat/croiseur/lamotte/kohchang/
Réalisation Jean-Michel Roche pour Net-Marine © 2008.
Remerciements : contre-amiral Romé, Mme Renée Morel, M. Jean Sommet pour leur collaboration.
AUTRES SOURCES : « La bataille navale de Koh Chang », Marine n°38, août 1995 ; « Koh Chang, 17 janvier 1941 », dossier de la mission permanente aux commémorations et à l’information historique ; Le livre d’or du Lamotte-Picquet ; Ordre du jour du capitaine de vaisseau Bérenger, 18 janvier 1941 ; Journal de combat authentique du combat de Koh Chang, commissaire général Paillat ; extrait de « L’histoire de la flotte française au combat »; « Le combat de Koh Chang » par J. Billiottet, ancien médecin-major de l’Amiral Charner, cercle automobile des officiers ; Le combat de Koh Chang, Journal de l’association des officiers mariniers retraités ; « Aux postes de combat pour une victoire », Cols Bleus, février 1985 par l’OCE Taytard ; « Les opérations lointaines », Historama hors série, novembre 1966; « La victoire navale de Koh Chang », article du CV Lepotier.
Certaines autres sources font état du résultat positif d’une attaque à la torpille du Lamotte-Picquet contre le garde-côte Ayuthia dès le début de l’engagement . Il semble que cela soit totalement erroné, si tant est que le garde-côte Ayuthia ait été présent à Koh-Chang ce jour là, ce qui reste à confirmer.