Mme Li Ma, historienne, sinologue, spécialiste des travailleurs chinois venus en France pendant la Grande Guerre.

Li Ma,Sinologie et Historienne

Li Ma,Sinologie et Historienne

Li Ma est maître de conférences à l’Université du Littoral Côte d’Opale. Historienne et sinologue, ses publications portent sur l’histoire et la philosophie politique, sur le développement économique de la Chine, ainsi que sur la Grande Guerre et les travailleurs chinois. Elle a dirigé l’ouvrage Les travailleurs chinois en France dans la Première guerre mondiale, publié aux éditions du CNRS. Li Ma a été invitée par le Lycée français de Shanghai pour présider le colloque sur la Grande Guerre.

Li Ma, historienne et sinologue.
La Lettre de Shanghai : Comment avez-vous décidé d’aborder la question des travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale ?
Li Ma : Je me suis intéressée à la question car je suis venue habiter près de Boulogne-sur-Mer, dans le Pas-de-Calais, en 2002. De nombreux camps étaient stationnés dans la région ; J’ai alors découvert les cimetières chinois de Noyelles sur mer et de Saint Etienne au Mont, qui contiennent de nombreuses tombes de travailleurs chinois. Je me suis documentée sur la question et j’ai constaté, en cherchant des sources, qu’il n’y avait pas d’ouvrage en Français sur le sujet, et que des bonnes sources en anglais et en chinois existaient, mais déjà un peu datées, et qui ne s’intéressaient qu’à la partie britannique, pas trop la partie des travailleurs chinois sous autorité française. Alors, comme je suis maitre de conférences, et enseignante en histoire, diplômée en sinologie et en relations internationales, j’ai décidé de m’investir sur le sujet. J’ai organisé un colloque international en 2010, colloque académique visant à mettre en avant des recherches originales reposant sur des sources. Il existe de nombreuses sources en France, Royaume Uni, Chine et Taiwan, aussi au Canada, mais il faut les chercher et faire œuvre de synthèse. De nombreux travaux restent encore à réaliser. Notre ouvrage, l’ouvrage collectif que j’ai dirigé, ne fait qu’ouvrir la voie, il reste beaucoup à faire.
Je voudrais insister sur un point, de nombreux auteurs anglo-saxons ne parlent que des Chinese Labour Corps, les corps de travailleurs chinois qui étaient en France sous les ordres des Britanniques, au nombre d’environ 100 000. Mais il y avait aussi environ 40 000 travailleurs chinois, d’ailleurs recrutés avant les britanniques, qui étaient sous autorité française. Ceux-ci ne s’appelaient pas Chinese Labour Corps. C’était des travailleurs chinois civils. Il y a donc deux catégories de travailleurs. Souvent ils sont confondus. Pour les Français, les travailleurs travaillaient dans des usines, partout sur le territoire de la France non occupée. Le statut était un statut d’ouvrier civil. Pour les Anglais les travailleurs étaient dans ce qu’on appelle les Chinese Labour Corps, des corps de travailleurs sous loi militaire, mais non combattants. Ils étaient à l’arrière du front et travaillaient directement en relation avec la guerre (par exemple décharger des trains, creuser des tranchées, poser des voies de chemin de fer). Il faut noter qu’ici on parle des travailleurs sur le front de l’Ouest, donc en France (ou pour quelques-uns, en Belgique).
LDS : Vous êtes à l’origine de la publication du premier ouvrage sur cet aspect méconnu de la Première Guerre mondiale, quel accueil a reçu ce travail auprès des historiens de la Grande Guerre ?
Li Ma : En fait, j’ai assez peu de contacts avec ces historiens de la Grande guerre. J’ai invité à mon colloque en 2010 un historien très reconnu de la Grande guerre, maintenant à la retraite depuis longtemps, mais qui publie encore de temps en temps des ouvrages, Jean-Jacques Becker. Il a signé un court article dans mon ouvrage. A part lui, plusieurs historiens français et étrangers ont participé à l’ouvrage, mais peu étaient spécialisés sur la Grande guerre. Ces travailleurs ont un aspect un peu méconnu, quelquefois « exotique », mais ils n’ont pas joué un grand rôle dans la guerre proprement dite. Ils ont joué un rôle dans les relations franco-chinoises par la suite, et un peu dans l’histoire de la Chine.
LDS : Comment s’articule la place de la Chine en 1914 dans cette première guerre dite « mondiale » ?
Li Ma : La Chine n’était pas très puissante à l’époque. C’était une République très fragile, et les Européens avaient des comptoirs, des concessions, des territoires à bail et zones d’influence, un peu partout du Nord au Sud de la Chine. Par exemple Shanghai, Tianjin, Canton, Qingdao, Port Arthur… Les belligérants ont commencé à se faire la guerre sur le territoire chinois, mais heureusement ensuite cela s’est calmé. La Chine a adopté une position de neutralité pour ne pas importer le conflit sur son territoire. Simplement elle a envoyé des travailleurs auprès des alliés, pour aider à l’effort de guerre sans entrer dans le conflit. Ce n’est qu’en 1917, que la Chine a déclaré la guerre à l’Allemagne. En définitive, la Chine a espéré avoir une place à la table des vainqueurs, suite à sa participation, mais elle n’a pas été écoutée, et le Traité de Versailles n’a pas été positif pour la Chine, puisque la province du Shandong, qui était auparavant occupée par l’Allemagne, a été donnée au Japon et non rendue à la Chine. Ensuite ce Traité défavorable à la Chine a donné lieu à des soulèvements dans le cadre du Mouvement du 4 mai 1919. La Première guerre mondiale a donc eu de fortes répercussions sur la Chine car ce mouvement était important dans l’histoire chinoise du XXe siècle.
LDS : Pouvez-vous nous en dire plus sur l’arrivée de ces jeunes Chinois en Europe et en France, en particulier ?
La grande majorité des travailleurs chinois en Europe étaient sur le sol français. Quelques-uns sont passés par l’Angleterre, certains ont été en Belgique. A noter qu’un nombre important de travailleurs étaient aussi en Russie (200 000), mais du côté oriental.
Les travailleurs chinois qui sont venus travailler en France ont été recrutés, pour simplifier, par deux canaux différents. D’un côté pour les Français, et d’un autre côté par les Anglais. Il y a eu recherche de recrutés, dans les catégories assez pauvres de la population. Dans certains cas il y a même eu concurrence entre les agences de recrutement anglaises et françaises. Ensuite ils sont venus par bateau, selon différents trajets, via le canal de Suez (mais un navire a été coulé par des sous-marins allemands, et ensuite une autre voie a été choisie), puis via le cap de Bonne Espérance et l’Atlantique, mais aussi via le Pacifique, puis un train de Vancouver à Halifax, et ensuite traversée de l’Atlantique. Certains sont aussi passés par le canal de Panama. En France, ils sont arrivés à Marseille et au Havre. Ensuite ceux qui travaillaient pour les anglais étaient dans les Chinese Labour Corps, près du front, surtout dans le Nord de la France. Ceux qui travaillaient pour les Français étaient envoyés à différents endroits en France (par exemple Lyon, Bordeaux, La Rochelle, Marseille) dans des usines.
LDS : Que sont-ils devenus à la fin de la guerre ?
Li Ma : On estime que sur 140 000 travailleurs stationnés en France à cette époque, environ 20 000 sont morts ou disparus sur place, par des blessures, ou par des maladies. Presque tous les autres ont été rapatriés entre 1919 et 1922, petit à petit, selon les places disponibles dans les navires. Le rapatriement a été lent, car il n’y avait pas de possibilité de ramener 100 000 personnes très rapidement, et d’un autre côté, les travailleurs étaient utiles dans le Nord de la France, pour nettoyer les champs de bataille avant le retour des personnes qui avaient fui les zones de combat, et qui voulaient revenir le plus vite possible pour reconstruire leur maison.
Certains, qui voulaient rester, sont partis dans la nature. Ce n’est pas la France qui leur a proposé officiellement de rester, ils sont simplement partis chercher du travail, ou alors s’établir avec une femme française. On estime qu’environ 2000 sont restés à la fin, soit moins de 2%, c’est très peu. Ceux qui sont restés ont travaillé dans des fermes ou dans des usines. Il faut bien voir que la plupart était très peu instruits ou diplômés. Ils ont formé la première vague d’émigration chinoise en Europe. Ils ont fondé des familles. Il y en a eu un peu partout en France, ils se sont mélangés à la population en quelques générations. Il est difficile de retrouver leur trace. Seulement à Paris, autour de la gare de Lyon on a une trace un peu plus visible. Après la zone a évolué, elle est passée de la gare de Lyon à la zone de Arts et Métiers, qui est le plus ancien quartier chinois de Paris.
LDS : Finalement, quel a été l’impact de l’envoi de ces travailleurs pour la Chine ? Et pour les relations franco-chinoises ?
Comme discuté ci-dessus, l’impact en Chine de la guerre a été important. Concernant les travailleurs eux-mêmes, nous savons que des syndicats d’anciens travailleurs ont été créés, notamment à Shanghai. Mais ils ne semblent pas avoir eu d’impact par la suite. Les travailleurs étaient, en grande majorité, peu éduqués. Ils ont vécu une expérience unique en Europe, mais ils ne semblent pas ensuite avoir eu un grand rôle. Simplement, le mouvement de Travail-Etudes, qui a suivi la guerre, et a eu des contacts avec certains travailleurs, a été important, puisque certains dirigeants communistes y ont participé. L’influence pour les relations franco-chinoises aurait pu être bien plus importante. Un député socialiste, Marius Moutet, a préfacé un petit ouvrage datant de 1938, dans lequel il indique qu’il faut développer les relations franco chinoises car la Chine a un gros potentiel, mais il n’a pas été entendu.
Propos recueillis par Tara VARMA pour La Lettre de Shanghai, Lettre d’Information électronique du Consulat General de France a Shanghai.

SOURCE : http://www.consulfrance-shanghai.org/Interview-de-Li-Ma-historienne-sinologue-specialiste-des-travailleurs-chinois-venus-en-France.html?lang=fr