L’affaire de Kwang-Hwa (septembre-octobre 1866)
Colonel (ER) Jacques VERNET. Article paru dans la Revue historique des armées, n°230, 2003. Les numéros entre parenthèses correspondent aux appels des notes consultables en bas de page.
Les relations de la France avec la Chine sont souvent passées par celles impliquant les empires ou royaumes vassaux de celle-ci. On sait que la Chine s’est longtemps, et peut-être aujourd’hui encore, considérée comme le centre du monde. L’expression d’Empire du Milieu n’est que la traduction du nom que la Chine se donne elle-même depuis des siècles, Chung-Kuo. Or, la Chine impériale avait deux importants vassaux, l’un au sud, l’Empire d’Annam, l’autre au nord, le royaume de Corée. Les démêlés de la France avec le premier aboutissent à la formation progressive de l’Union indochinoise, qui englobera deux autres royaumes moins importants, ceux du Laos et du Cambodge. Le second ne connaît pas le même sort, mais seules des circonstances bien particulières empêchèrent un début de processus qu’aurait pu conduire la Corée à connaître un destin tout différent (1).
Située au carrefour traditionnel des relations entre la Chine et le Japon, la Corée se voit aussi, au XIXème siècle, enjeu des puissances occidentales, impatientes de s’ouvrir des marchés ou de trouver des nouvelles sources de matières premières. Pourtant, c’est elle qui résistera le plus longtemps à la pression des grandes puissances. Mieux encore que la Chine et le Japon, la Corée maintient le plus longtemps possible cette fermeture à l’Occident, s’étant attachée à interdire l’entrée de tout étranger sur son territoire et à retenir à vie tout voyageur ou navigateur qui aurait pu échouer par mégarde ou par malheur sur ses rivages (2). De là lui viendra le nom de Royaume-Ermite qui peut encore être attribué à la République démocratique et populaire de Corée, mieux connue comme Corée du Nord, qui a maintenu cette attitude de fermeture aux étrangers jusqu’à une époque récente.
L’évangélisation de la Corée
L’expansion européenne au XIXème siècle s’est souvent faite par l’engagement successif de trois vecteurs : les missionnaires, les soldats, les commerçants. Cette séquence est parfaitement exacte pour l’Extrême-Orient, bien qu’elle ait connu des avatars spécifiques en Chine et au Japon, avec reculs et reprises de progression sur plusieurs siècles. La Corée avait pu conserver son étanchéité aux influences étrangères, mais ses rapports particuliers avec la Chine avaient permis l’entrée dans la péninsule de chrétiens chinois, dont le père Jacques Tsiou, venu de Pékin en 1794 et martyrisé en 1801. En effet, les religions occidentales, catholique ou protestante, apparaissaient aux autorités coréennes comme des facteurs de perturbation et de mise en péril de la société. Cette conviction, on le sait, n’est pas que coréenne et a été partagée par tous les pouvoirs, grands ou petits, du chef de tribu mélanésien aux caciques des empires amérindiens.
L’évangélisation de la Corée se poursuit malgré la mise hors la loi des missionnaires et de leurs fidèles. La France s’était vue confier cette mission (3), mais à peine parvenus en Corée, les prêtres français sont poursuivis, arrêtés et exécutés (1839). Leur mission fut reprise par deux évêques et une douzaine de prêtres qui connaissent le même sort, sauf trois, en mars 1866 (4). Ces trois survivants, les pères Ridel, Calais et Féron, se séparent, et tentent de quitter la Corée. C’est Ridel qui arrive à gagner Tien-Tsin, de l’autre côté de la mer Jaune, au fond du golfe du Petchili. Il rapporte au consul de France, Deveria, le drame des missionnaires exécutés et de leurs ouailles massacrées (on évoque alors plus de huit mille exécutions de chrétiens coréens). Les autorités françaises présentent en Chine en ce début d’année 1866, sont Henry de Bellonet, chargé d’affaires à Pékin et l’amiral Pierre Roze (5), commandant la station des mers de Chine, basée pour l’heure dans le port de Tchéfou, sur les rives nord de la presqu’île de Shantoung.
La réaction française
Si l’administration coréenne justifiait ces exécutions comme un acte de défense légitime contre des étrangers perturbateurs, entrés en fraude et suscitant des complices dans la population du pays, le point de vue du représentant de la France en Chine est tout différent. Trois arguments l’incitent à réagir. Tout d’abord, même si la France n’a pas de relations directes avec le royaume de Corée, celui-ci, par ses relations avec la Chine, a à connaître des puissances européennes et la France n’a pas à mettre en discussion sa crédibilité. Ensuite, la vocation de la France, en ce milieu du XIXème siècle, est d’assumer la défense des missionnaires catholiques, très souvent français, et des catholiques à travers le monde en tant que « fille aînée » de l’Eglise. Enfin, ces massacres en Corée risquent de se propager en Chine (cela se produira effectivement, mais plus tard, lors de la révolte des Boxers, en 1898-1900), mettant encore plus à mal l’image et la mission de la France.
Il ne faut donc pas accepter le fait accompli, mais réagir en exerçant des représailles ou des rétorsions. Compte tenu de la longueur des communications avec Paris, trois à quatre mois pour
un échange de correspondance, Bellonet, caractère vif, exalté et imaginatif, décide donc d’intervenir. Le 10 juillet, le chargé d’affaires français donne l’ordre à l’amiral Roze de « commencer
le plus rapidement possible les hostilités » , de s’emparer de Séoul, du roi Ko-Jong et de la famille du roi défunt son prédécesseur, Chol- Jong. Puis le 13, il manifeste au chargé des affaires extérieures de l’Empire Céleste, le prince Kong (6) sa réprobation pour « cet acte de barbarie sauvage qui a séparé à jamais la Corée de la Chine » et qui compromet l’avenir du roi de Corée, contre lequel « nos forces militaires vont marcher » . Rendant compte enfin à Paris, le 15 juillet, il écrit : « Je n’ai pas à m’étendre ici sur les avantages que présenterait la Corée, soit à titre de colonie, soit… sous le protectorat de Sa Majesté » . Il est vrai que la situation stratégique de la Corée n’est pas à démontrer : cela a déjà été fait dans les conflits nippo-coréens de la fin du XVIème siècle et cela le sera plus tard, après la Seconde guerre mondiale.
Simultanément à ces nouvelles dramatiques de Corée, un autre message attendait l’amiral Roze. Une lettre arrivée de Cochinchine lui annonçait une formidable révolte dans la colonie, Saigon était menacé, la situation semblait si mauvaise que le vice-amiral de la Grandière, le gouverneur demandait l’aide de la division navale de Chine. Ces événements mettaient la Corée au second plan et, malgré des difficultés de la saison qui seraient rencontrées dans les mers de Chine du Sud, Roze part le 11 de Tien-Tsin, passe le 13 à Tchéfou, le 24 à Hong Kong et amarre la Guerrière le 4 août à Saigon. Le calme était revenu dans la colonie, la rébellion dispersée. Roze repart le 16 août, fait à nouveau escale à Hong-Kong le 20, où il trouve une presse anglaise locale concluant que les Français aillent venger leurs compatriotes, les événements de Corée commençant à être connus à travers des communautés européennes d’Extrême-Orient. Ayant attendu plusieurs jours l’arrivée du paquebot des Messageries Impériales apportant les dépêches de France, la Guerrière ne mouille que le 6 septembre en rade de Tchéfou où doit se concentrer et se préparer la division navale, pour répondre, bon gré, mal gré, aux injonctions du chargé d’affaires de Bellonet et au sentiment général des Occidentaux de Chine.
Préparatifs et reconnaissance
Dans la rade de Tchéfou, deux bâtiments sont déjà présents, le Déroulède et le Mirage. Le 8 septembre, arrive le Primauguet, venant de Swatow où il avait été vérifié d’autres allégations sur
une situation troublée anti-chrétienne, puis le 12, survient le Tardif, arrivant de Ning-Po. Si la préparation matérielle avançait normalement, Roze est conscient de l’aventure qui s’annonce. En particulier, il n’existe aucune carte sérieuse du fond de la mer Jaune. Lapérouse, en son temps, avait fait un remarquable travail hydrographique et cartographique de la côte Est de la Corée, mais n’avait pas pénétré en mer Jaune, si bien qu’en 1866, on sait que la capitale coréenne, Séoul, était bâtie près du fleuve Han, mais on ignore encore si ce fleuve se jette dans la mer du Japon (mer de l’Est) ou la mer Jaune (mer de l’Ouest). Roze décide donc de reconnaître les atterrages de Séoul : le 18 septembre, il embarque sur le Primauguet et suivi du Déroulède et du Tardif, se porte vers les rivages de la Corée. Après son départ, le Laplace et le Kien-Chan, arrivant de Yokohama avec du matériel de débarquement et surtout, cent soixante marins-fusiliers aux ordres du lieutenant de vaisseau de Thouars. Le 1er octobre, enfin, le Le Brethon rallie depuis Hankéou, pour subir des réparations urgentes vu son mauvais état. A terre, les équipages et les marins-fusiliers s’entraînent sur les plages de l’île de Kung-Tung, proche de Tchéfou, au service en campagne, au tir, aux manoeuvres et à la marche.
Pendant ce temps, Roze et ses trois navires ont traversé la mer Jaune et, le 19, pénètrent dans le golfe du Prince Jérôme, puis, après avoir navigué dans un dédale d’îles plus ou moins abordables, arrive à l’entrée de la rivière Salée, chenal entre l’île de Kwang-Hwa et la terre ferme. Comme on le comprend, l’approche de Kwang-Hwa se fait par l’intérieur au lieu d’embouquer directement l’estuaire du fleuve Han, situé au nord-ouest de l’île. Les deux rives de la rivière Salée sont distantes de quatre cents à six cents mètres et garnies de forts sur toute leur longueur. Le Primauguet ayant un tirant d’eau trop fort, Roze le laisse en recueil devant la ville de Kwang-Hwa et avec le Déroulède et le Tardif, contourne la pointe de terre ferme face à Kwang-Hwa puis marche plein est et oblique enfin sud-est : il est dans le fleuve Han et remonte vers Séoul. Après plusieurs talonnages et échouages sans gravité, Roze mouille à hauteur de Séoul, le 25 septembre 1866. Les quelques coups de canon qu’il a tiré pour affermir sa visite, s’ils ont pu impressionner la foule de Coréens sur les rives du fleuve, ne suscitent aucune démarche particulière du gouvernement coréen qui envoie simplement quelques mandarins inviter la flottille à se retirer. Après avoir vainement attendu l’ouverture d’un dialogue que la présence du Père Ridel aurait pu faciliter, Roze préfère redescendre le fleuve dès le 26, mouillant à l’île Boisée le 30, où il retrouve le Primauguet. Il reprend la mer dès le lendemain et rentre à Tchéfou le 3 octobre. Le temps de rédiger son rapport, de vérifier que tout est prêt pour la véritable expédition, la flotte est prête à partir, son commandant et ses équipages décidés à manifester la force et l’autorité de la France.
L’occupation de Kwang-Hwa (16 octobre-11 novembre 1866)
L’île de Kwang-Hwa (en coréen, La Fleur du fleuve) est une île de trente kilomètres du nord au sud, et de quinze kilomètres, d’est en ouest. Située à l’embouchure du fleuve Han, elle commande l’accès au fleuve en direction de Séoul. La ville la plus importante, qui porte le même nom, est une des quatre forteresses qui protègent la capitale (les autres étant Suwon, Kwang-Ju et Kaesong). Elle a servi plusieurs fois de refuge aux familles royales lors d’invasions étrangères ou de querelles dynastiques. Sous le règne du roi Lee Hyon- Jong (1659-1674), le gouvernement fit construire un bâtiment pour recevoir les archives royales et en assurer la conservation, en même temps qu’une puissante forteresse, Chojijin. Comme l’avait vérifié l’amiral Roze, la voie d’accès pour atteindre Kwang-Hwa est le chenal séparant l’île de la terre ferme. Au-delà de ces indications nautiques, Roze ne sait rien des forces adverses, nombre, organisation, armement ou fortifications.
Par contre, Roze a organisé trois corps de débarquement, aux ordres du capitaine de vaisseau Olivier, formés des compagnies de débarquement de la frégate et des deux corvettes, pour les deux premiers, et des marins-fusiliers de Yokohama pour le troisième. Avec les équipages, ce sont neuf cents hommes qui vont être engagés dans l’affaire de Kwang-Hwa. Le 10 octobre, une répétition du débarquement a lieu sur l’îlot de Kung-Tung, sous l’oeil de l’amiral King, commandant la station anglaise de Chine. Le lendemain 11 octobre à l’aube, la petite escadre prend la mer, ne laissant que la goélette Mistral à Tchéfou.
Après deux jours de mer sans grandes difficultés, l’escadre mouille au sud de Kwang- Hwa, prête à remonter le chenal de la rivière Salée. Le Primauguet balise les emplacements où la Guerrière et le Laplace devront mouiller, face de l’île Boisée. Le 14 octobre, Roze passe sur le Déroulède, précédé du Tardif et suivi du Kien Chan et du Le Brethon, chacun tirent les chaloupes chargées d’hommes ou de munitions venant des trois bâtiments laissés en aval.
En fin de matinée, le convoi arrive devant le village de Kakodji où aboutit la route de Kwang-Hwa. Rapidement, les troupes sont mises à terre, s’emparant du village et surtout d’un important arsenal, dont deux gros canons de bronze. Le tout est immédiatement détruit. Les fusiliers de Yokohama organisent l’occupation du village, se couvrent dans toutes les directions, poussent des reconnaissances sur la route de Kwang-Hwa et le long des berges de la rivière Salée. Le lendemain, le commandant d’Osery marche sur Kwang- Hwa, atteint les murailles de la ville mais estimant sa troupe insuffisamment nombreuse (une partie de la compagnie de débarquement de la Guerrière), ne veut pas s’engager dans la ville et revint sur Kakodji dans la soirée. Roze décide que tout le corps de débarquement participera à l’action le lendemain. Le 16 octobre, le corps expéditionnaire, tirant ses canons de montagne, atteint rapidement la ville par une large route bien entretenue, force l’entrée et occupe la ville basse. Osery poursuit sa marche vers le quartier officiel, le yamen, bien distinct des quartiers populaires, dont il occupe les bâtiments, tous abandonnés par leurs habitants. Il y découvre cependant un bâtiment bibliothèque, celui des archives royales. Méthodique, Osery en fait entreprendre aussitôt l’inventaire pour expédition vers la France. A côté de ces archives, on trouve aussi un arsenal, allant du fusil à mèche à l’armure en cuir verni, des magasins à vivres bien remplis et une salle contenant dix neuf caisses de lingots d’argent pur. Les troupes s’installent dans la ville où, peu à peu, on voit revenir les habitants qui s’étaient enfuis dès l’apparition d’Osery deux jours auparavant. Roze organise l’occupation de l’île et attend que le gouvernement de Séoul se manifeste. Un parlementaire se présente enfin le 19, porteur d’une lettre en chinois où le roi de Corée se plaint de l’arrivée des envahisseurs et justifie l’exécution des pères et des chrétiens. Roze renvoie le parlementaire en réclamant la punition des ministres qui avaient
ordonné la mise à mort des Français. Les journées suivantes passent à améliorer l’organisation des troupes débarquées, à reconnaître l’île et ses abords (une petite troupe a traversé la rivière Salée devant Kakodji et s’est avancée sur la route de Séoul, ramenant du bétail pour améliorer le ravitaillement), et enfin à attendre une réponse de Séoul. Des renseignements d’habitants signalent l’arrivée des troupes coréennes par le nord, débarquant à Inapo.
Devant un tel silence et le manque de renseignements sûrs, une grande reconnaissance est lancée le 29 octobre sur la route de Séoul. Composée de soixante dix marins de Yokohama aux ordres de leur chef, Thouars, le détachement se heurte à la garnison de Moon- Son San-Tan qui garde la route de la capitale. Une fusillade éclate, trois hommes sont tués par les Coréens abrités derrière leurs murailles. Au loin, vers Dong-Dinh, on voit des renforts coréens se regrouper. L’amiral Roze, qui était venu se rendre compte par lui-même, préfère replier sa troupe sur Kakodji, ramenant les corps des trois tués et détruisant tout ce qui pouvait être détruit sur la rive Est abandonnée.
Le temps commence à changer. Les vents du nord-ouest soufflent, qui font chuter la température. Des pluies et des giboulées glaciales sont plus fréquentes. L’eau gèle dans les tonneaux. Sur le plan militaire, la situation semble se dégrader : des renseignements confirment que le roi de Séoul a l’intention de réagir. Des troupes sont infiltrées dans l’île de Kwang-Hwa, des renforts montent sur la route allant de Séoul à Dong-Dinh. Pourtant, à proximité des troupes débarquées et auprès de navires au mouillage, on ne voit que paysans affairés à la récolte du riz. Roze décide d’attendre encore un peu, tout en occupant les troupes à détruire le maximum de jonques sur les chenaux entourant Kwang-Hwa. Le 9 novembre, Roze décide de pousser une nouvelle reconnaissance sur l’extrême sud de l’île, où il semblait que des troupes coréennes soient en train de se rassembler. Confiée au 8 commandant Olivier, cette reconnaissance de trois cents hommes se heurte à une forte troupe de trois mille Coréens, commandée par le général Yang Hong-Su, accrochés aux murailles d’une véritable forteresse, Sam-Nam-Song, totalement négligée dans les reconnaissances précédentes. Après une journée de fusillades réciproques et sans conclusion réelle, Olivier ramène ses blessés à Kakodji. Un conseil de guerre examine la situation : les compagnies de débarquement ne sont pas assez fortes pour tenir toute l’île, des renforts coréens ne cessent de passer sur Kwang-Hwa, le chenal de l’île Boisée peut être coupé à chaque instant. L’hiver approche enfin, rendant problématiques les conditions d’un séjour prolongé. Le préjudice causé au gouvernement coréen semble suffisant, même s’il n’est pas satisfaisant. Il est donc décidé d’évacuer Kwang-Hwa.
En deux jours, tout le matériel est rembarqué, l’artillerie en dernier. Les blessés sont portés sur le Kien-Chan, mieux aménagé pour les recevoir. Les dépôts sont détruits ou incendiés. Le yamen est la proie des flammes. Dans les premières heures du 11 novembre, la troupe embarque, sous la protection de vedettes, et sans retard, les bâtiments redescendent vers l’île Boisée, dans l’ordre : Tardif, Déroulède, Kien-Chan et Le Brethon. La flottille regroupée, la Guerrière redevient navireamiral. Pour montrer qu’il ne s’agissait pas d’une fuite, Roze reste encore jusqu’au 21 novembre dans le golfe du Prince Jérôme, reconnaissant des atterrages, en particulier le débouché d’une route de Séoul plus directe que celle suivant le Han (sans doute s’agissait-il de la route de Chemulpo, aujourd’hui Inchon, à Séoul). Profitant d’une accalmie après une série de journées médiocres, la division appareille, éclatant sur plusieurs directions : la Guerrière et le Kien-Chan pour Nagasaki, où ils arrivent le 24 novembre, avec les marin-fusiliers de Yokohama et les blessés ramenés de Kwang- Hwa, le Laplace pour Tchéfou où il ramène les hommes pris à Kung-Tung, le Primauguet, remorquant le Déroulède, le Tardif et Le Brethon pour Shanghai. L’expédition de Corée est terminée.
Conséquences
Quels qu’aient été les arguments qu’il développera a posteriori, la conclusion de l’expédition apparaît très vite comme une perte de face pour la France et les Européens. Les Coréens à
l’époque, et aujourd’hui encore, se vantent d’avoir fait reculer les Barbares. Il n’en reste pas moins qu’aujourd’hui aussi, ils réclament régulièrement le retour des archives royales coréennes,
entreposées aux Archives de France depuis presque d’un siècle et demi (les marins français avaient également trouvé à Kwang-Hwa une magnifique cloche en bronze de quatre tonnes mais
avaient dû l’abandonner, n’ayant plus le temps de l’embarquer). Le gouvernement français, informé avec le retard que l’on sait, des décisions de Bellonet, essaya de calmer le chargé d’affaires comme l’amiral, mais les correspondances adressées par le marquis de Moustiers (Ministre des affaires étrangères) comme par Chasseloup-Laubat (à la Marine) arrivent trop tard pour empêcher l’expédition. Bellonet fut relevé dès novembre 1866 par M. de Lallemand. Quant à Roze, il quitte son poste en 1868 (après trois ans d’affectation réglementaires) et est nommé préfet maritime de Cherbourg. On observera que si Roze est allé jusque devant Séoul lors de sa reconnaissance de septembre, il ne manifeste pas l’intention de recommencer en octobre. On ne peut donc pas arguer d’un véritable échec, si tant est qu’il ait accepté l’idée de Bellonet de chasser le roi de Corée et d’installer un protectorat français. De même qu’on parlera plus tard de guerre limitée, Roze a peut être inventé l’expédition à objectif limité.
L’affaire menée par les Français attirera l’attention des Etats-Unis qui avaient eu, en septembre 1866, un navire perdu corps et biens devant Pyong-Yang, sur le Tae Dong, l’équipage massacré par les Coréens. En mars 1867, Seward, Secrétaire d’Etat, approche l’ambassade de France à Washington, pour organiser une opération conjointe contre la Corée. Occupé à surveiller la montée de la Prusse, échaudé par l’affaire de Kwang-Hwa, méfiant vis-à-vis des Etats-Unis depuis la campagne du Mexique, Napoléon III ne donne pas suite aux approches américaines (7). Une nouvelle fois, la Corée avait échappé à la colonisation occidentale, mais dix ans plus tard, elle glissera sous celle du jeune Empire du Soleil levant.
Annexe :
La division navale des mers de Chine En juillet 1866, le contre-amiral Pierre Roze est au commandement de la division navale des mers de Chine depuis l’année précédente. Pour intervenir sur les côtes coréennes (voir cartes), il dispose des bâtiments suivants :
La Guerrière, frégate à hélice, mise sur cale à Brest en 1848 comme frégate à voile, lancée en 1860 comme frégate à vapeur. Elle déplace quatre mille tonnes à pleine charge (L : 75m., l : 15m.). Son armement consiste en trente canons de 160mm rayés modèle 1858. Elle a servi au Mexique et a rejoint la Chine en 1865 où elle restera jusqu’en 1868. Elle participe à l’expédition de Tunisie (1881). Rayée en 1888, elle sera démolie en 1912. En 1866, elle est commandée par le capitaine de vaisseau Olivier, avec cinq cent quarante cinq hommes d’équipage.
Le Primauguet, corvette à hélice, lancée à Brest en 1852. Déplacement : dix huit mille tonnes (L : 60m. l : 11m.). Armée de quatre canons- obusiers de 220mm et de six canons de 160mm modèle 1858, séjournant sur les côtes de Chine, d’Indochine et de Corée. Rayée en 1877, elle est démolie en 1886. Stationnaire à Shanghai, elle est commandée en 1866, par le capitaine de frégate Bochet, avec deux cent hommes d’équipage.
Le Laplace, corvette à hélice, identique au Primauguet, commandée par le capitaine de frégate Amet, avec également deux cent hommes d’équipage. Ce bâtiment est en station à Yokohama (Japon).
Le Kien-Chan, aviso à roues de soixante CV, portant quatre canons de petit calibre. Ancien navire de commerce nommé Toey-Wan, il fait toute sa carrière en Extrême Orient, de 1860 à 1876. Son commandant est le lieutenant de vaisseau Tréve, avec quarante deux hommes d’équipage. Il est stationné à Shanghai.Le Déroulède, aviso à roues de soixante CV, acheté au commerce, comme le Kien-Chan, lors de l’expédition de Chine de 1860. Démoli en 1868. A Kwang-Hwa, il est commandé par le lieutenant de vaisseau Richy, avec quarante deux hommes d’équipage. Il est stationné à Tchéfou.
Le Brethon, canonnière de 2ème classe, à hélice, construite par l’ingénieur Verny à Ning-Po, avant que celui-ci aille créer l’arsenal de Yokosuka, au Japon. Lancée en 1864, armée d’un canon de trente et de deux canons de 20mm, elle fait toute sa carrière en Asie (rayée en 1869). Commandée par le lieutenant de vaisseau Huchet de Cintré, avec cinquante deux hommes d’équipage, elle est en station à Han-Keou.
Le Tardif, canonnière de 2ème classe, à hélice, construite également à Ning-Po en 1863-1864, rayée en 1868. Armée comme le Le Brethon et commandée par le lieutenant de vaisseau Chanoine, avec cinquante et un hommes d’équipage, elle est en station à Ning-Po.
Le Mirage, goélette, en station à Tchéfou, commandé par le lieutenant de vaisseau de Chabannes avec soixante hommes d’équipage.
Enfin, l’amiral Roze dispose de la garnison française de Yokohama, soit deux cent quatre vingt marins-fusiliers, sous le commandement du lieutenant de vaisseau de Thouars.
Notes :
1 Cet article doit beaucoup à la communication du professeur J. P. Allain, « Les relations de la France
avec la monarchie coréenne, pendant le règne du roi Ko-Jong, dernier souverain de Corée, 1864-1907 » ,
lors du colloque international sur le centenaire des relations diplomatiques entre la Corée et la France,
Séoul, 1986.2 La Corée a été connue dès le XVIIéme siècle par le récit d’un marin hollandais, Nicolas Hamel, naufragé
et prisonnier des Coréens pendant treize ans (1653-1666) qui réussit à s’échapper avec huit de ses
camarades et rentrer aux Pays Bas en 1668 où il écrivit son aventure sous le titre de « An Account of the
shipwreck of a Dutch vessel on the Coast of the Isle of Quelpaert, together with the inscription of the
kingdom of Corea » , Amsterdam 1668.3 Création du Vicariat apostolique de Corée en 1831, confié aux Missions étrangères de Paris (créées rue
du Bac, à Paris, en 1663) par le Pape Grégoire VI.4 Les victimes de cette répression sont Mgr. Berneux, les P.P. Beaulieu, de Brétenière et Dorie, le 8 mars,
les P.P. Aumaitres et Huin, le 30 mars, tous décapités.5 Pierre-Gustave Roze (1812-1883) : contre-amiral après la campagne du Mexique (1862), il reçoit le
commandement de la station des mers de Chine en 1865. Membre du conseil d’amirauté, vice- amiral en
1869, préfet maritime de Cherbourg, il prend le commandement de l’escadre de la Méditerranée en 1875,
succédant à l’amiral de la Roncière.6 Prince Kong (1832-1898), frère de l’Empereur Wen-Tsong. C’est lui qui a négocié les traités de Tien-
Tsin en 1860. Diplomate, modéré, il restera aux affaires jusque sous l’impératrice Tseu-Hi.7 En mai 1871, les Etats-Unis renouvelèrent leur proposition. La défaite de 1870-1871 avait rendu la
France encore plus prudente. La République naissante ne donna pas plus de suite.
Ping : Les expéditions françaises en Corée - Planète Corée