Le chemin de fer du Yunnan et les Centraliens, 1902-1910

De Histoire de Chine

Rédigé par Jean-Louis Bordes, Secrétaire général de Centrale Histoire (et publié par Centrale Histoire dans la revue Centraliens en mars 2009. Reproduit ici avec l'aimable autorisation de Centrale Histoire).

Le chemin de fer du Yunnan, Cie française des chemins de fer de l’Indochine, Société de constructions des chemins de fer indochinois, G. Goury, Paris, Avril 1910, 2 vol, 199p-55pl

Pont de 4 voûtes en maçonnerie de 10 m. et d’un tablier de 50 m. au Km. 331,65

On aurait tendance à oublier, en nos temps de mondialisation chaotique qu’il y a bien longtemps que certains acteurs économiques de notre pays et leurs équipes techniques sont partis exporter leur savoir-faire et conquérir de nouveaux marchés. Telle est le cas de l’industrie des Travaux publics, partie vers le grand large dès les débuts du Second Empire. L’aventure de la construction du chemin de fer du Yunnan, il y a un siècle, en est un exemple remarquable voire incroyable, à l’échelle des grands chantiers de travaux publics de nos jours. Nous voudrions en rappeler quelques aspects. C’est aussi l’occasion de voir comment les Centraliens ont participé à cette entreprise : on les trouve à tous les échelons, de la direction de sociétés de premier plan, aux postes d’expert techniques ayant marqué leur époque ; tout en passant par la direction de chantiers plus ou moins grands et payant de leur vie, pour quelques uns, les risques encourus dans un métier dangereux.

À la fin du XIXe siècle, la France s’était constituée en Chine du sud et en Indochine une zone d’influence privilégiée. Son intérêt se porta en particulier sur la vallée du Fleuve Rouge, qui offre une voie d’accès privilégiée à la Chine du sud. Le chemin de fer de l’Indochine et du Yunnan visait, notamment, à permettre cette pénétration ; à ce titre, il constituait une chance formidable pour l’implantation française en Extrême-Orient. Il s’agissait, cependant, d’un chantier immense, techniquement difficile et financièrement osé qui supposait une aide publique importante en vue d’assurer son exploitation, mais aussi le recours à des entrepreneurs compétents et expérimentés.

Telle fut la raison de l’appel à des firmes aussi expérimentées que la Régie générale de chemins de fer qui avait déjà construit de nombreux réseaux en Italie et aux Pays-Bas, en Serbie et dans l’empire ottoman, ainsi qu’à la Société de construction des Batignolles active, quant à elle, en Italie et en Espagne, en Russie et en Roumanie, en Algérie et en Tunisie, au Sénégal et en Argentine[1]. À elles deux, les deux sociétés réunissaient des compétences techniques et financières exceptionnelles. Elles étaient dirigées l’une et l’autre par des Centraliens : Les Batignolles par Jules Gouin (1869) puis son fils Gaston (1901) présentés lors d’un article précédent[2]. La Régie générale de chemins de fer était dirigée par son fondateur, le comte Philippe Vitali, né à Patras, aristocrate grec descendant d’une grande famille vénitienne. Diplômé de l’École centrale en 1851, il avait fait ses premières armes chez le Belge Basile Parent, puis construit le chemin de fer de Cordoue de 1863 à 1868, avant de lancer son entreprise lors de l’obtention de la concession de lignes en Serbie. La Régie était une des plus grosses sociétés de Travaux publics travaillant à l’export avant la guerre de 1914[3]. Les dix premières de ces sociétés en 1913 faisaient plus de 60% de leur chiffre d’affaires en dehors de la Métropole.

Avec le chemin de fer de l’Indochine et du Yunnan, ces deux sociétés tirèrent avantage de leur complémentarité. Elles purent ainsi créer la Compagnie française des chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan, concessionnaire exploitant et La Société de Construction des chemins de Fer Indochinois pour la construction. Dans a première société, figure le nom d’Alexandre Le Bourhis (1871) directeur de l’exploitation et dans la seconde, outre Vitali président du Conseil d’administration, Jules Gouin, Maximilien Vieuxtemps (1869) administrateur et André de Traz[4] (1889) commissaire. Mais la réalisation malaisée de la première section du réseau, correspondant à la partie chinoise, faisait s’interroger sur la rentabilité réelle du réseau ainsi mis en place.

Les premiers accords avec la Chine Impériale pour obtenir la concession de construire et exploiter la ligne, recherchés dès 1885, se concrétisent en 1901 : la construction peut en commencer en 1902 pour s’achever en 1910[5].

Les difficultés de communication

Yunnan, la capitale[6]

Le chemin de fer du Yunnan part de Lao Kay, sur le Fleuve Rouge, à la frontière du Tonkin et de la Chine, pour rejoindre Yunnanfou, capitale du Yunnan chinois, à 465 km de là. Il emprunte la vallée escarpée du Namti, affluent du Fleuve Rouge et escalade le massif séparant le bassin de ce dernier, formant le Tonkin, de celui de la rivière de Canton (le Si Kiang), vers une zone de hauts plateaux culminant à 2 100 m. Il prolongeait la ligne Hai Phong-Hanoï-Laokay, représentant, au total, 850 km. Si le tronçon Hai Phong-Hanoï de 120 km fut mis en service en 1902, celui de Hanoï-Laokay fut terminé seulement en 1906, ce qui ne fut pas sans poser de problème pour les travaux vers le Yunnan.

Dans le cadre de cet article, il est tout à fait vain de chercher à résumer cette aventure qui a duré huit ans, mobilisé au total 67 000 hommes (48 000 simultanément) difficilement recrutés tant pour le personnel local que pour les Européens. Nous nous attacherons à quelques aspects qui sont très éloignés de nous maintenant : les transports et les déplacements, la maladie et nous attarderons sur quelques ouvrages particuliers.

Chemin de service, passerelle et un aqueduc voûté de 2 m. au km. 14,5 (en construction)[7]

De 1903 à 1906, l’absence de liaison ferroviaire jusqu’à la frontière a compliqué le problème d’approvisionnement en privant le chantier entre autres manques, des ressources en ciment que produisait le Tonkin. Il fallait de 20 à 40 jours (30 en moyenne) pour aller de Hanoï à Mongtzé, centre de gravité du chantier. Une partie du trajet se faisait par voie d’eau. Rappelons-nous qu’il fallait 30 jours de bateau de Marseille à Hai Phong. Ce chantier était un des ieux les plus éloignés de la France. Pour remplacer le ciment difficile à se procurer, à transporter et conserver, il a fallu avoir recours à la méthode ancestrale bien connu en Europe au XVIIIème siècle de ciment de tuileau, mélange de brique rouge (cuisson de 600 à 700°) pilée avec de la chaux, ce qui avec de l’expérience donne d’excellents résultats, et qui permettait d’avoir recours aux ressources locales. La main d’œuvre disponible a dû être formée aux travaux de maçonnerie, d’excavation au rocher, aux travaux souterrains, à la pose de voie. Les difficultés de transport expliquent, dans beaucoup de cas, le choix de la solution métallique pour résoudre les problèmes de franchissement. 8 000 bêtes furent employées pour le transport régulier des vivres pour le personnel, le matériel et les explosifs. De 1903 à 1904 fut réalisé un chemin de service tortueux, tout au long du tracé de la ligne, pour assurer liaison et transport pendant les travaux. Ce chemin de service, de 1,2 à 1,5 m de large, taillé souvent dans le roc au dessus de précipices, limitait la longueur des pièces métalliques transportées à 2,5 m. Les nombreux ravins à franchir, le furent au moyen de passerelles métalliques système Eiffel. Le siège de la société de construction était à Hanoï, la direction des travaux était à Mongtzé au premier tiers du tracé. On imagine sans peine les conséquences de ces conditions de travail sur l’organisation des approvisionnements, la conduite des travaux et la transmission des informations.

Les problèmes sanitaires

Une caravane sur les plateaux entre Manhao et Mongtzé[8]

La maladie a été un problème important pour l’ensemble du chantier mais particulièrement dans toute la partie du Bas Namti, qui représentait le tiers du tracé, zone tropicale au climat malsain au contraire de la zone des plateaux. L’histoire du chemin de fer du Yunnan détaille l’organisation médicale mise en place. Sur le début du tracé de 144 km, le plus pathogène, sept médecins européens, assistés chacun d’un infirmier européen dans autant d’installations sanitaires, soignaient les malades et les blessés empêchant autant d’infections et de gangrènes. Les statistiques montrent qu’un européen était malade jusqu’à douze fois en sept ans. La prévention utilisait massivement la quinine importée de France par quintaux. L’hôpital militaire installé à Loa Kay fut renforcé par la compagnie.

Camp des muletiers[9]

Malgré ces précautions, quinze cadres dirigeants ou entrepreneurs décédèrent entre 1903 et 1910, de maladie ou d’accident, sur un total de 51 agents ou entrepreneurs de la société et de 30 agents des entreprises, soit près de 10% des effectifs. Parmi eux, nous avons identifié deux Centraliens : Édouard Toucas (1893), sous-chef de section, noyé dans le Namti en 1903 et Luigi Pelli, (1870), entrepreneur mort à Nat Soï, le 27 novembre 1906.

Dans la vie quotidienne du chantier, le problème de la maladie était si invalidant que, sur un effectif de cadres et techniciens de 929 personnes de la société de construction, le nombre d’agents occupés simultanément n’a pas dépassé 400, soit moins de 50%. Ces pathologies exigèrent à tous les niveaux et tant dans la compagnie que chez ses entrepreneurs des mesures d’organisation spéciale pour en limiter les conséquences et, surtout, les prévenir. Ce sont toutefois 12 000 coolies qui périrent dont 10 000 dans le seul Bas Namti.

Des solutions techniques originales

Pont en cours de montage

Le troisième aspect de cette aventure que nous souhaitons rappeler est relatif à une solution technique qui permit de franchir dans les délais la vallée du Namti. Elle concerne huit viaducs métalliques conçus de façon modulaire (8 m) avec des piles métalliques permettant de résoudre avec élégance un problème de délai qui était quasiment insoluble avec des viaducs en maçonnerie. Le gain total de temps est estimé à 18 mois. Ces ouvrages sont dus à Paul Bodin (1871)[10] ingénieur-administrateur de la société des Batignolles à qui on doit aussi le viaduc du Faux Nam-Ti qui est décrit dans l’article ci-dessus référencé, consacré aux Gouin. Paul Bodin est le concepteur d’ouvrages majeurs qui ont marqué l’histoire des ponts comme le viaduc de Viaur (1902) record du monde de portée en son temps, ou le pont Troïtsky sur la Néva à Saint-Pétersbourg (1903) parmi beaucoup d’autres.

Ouvrage terminé, passage d’un train

On notera que ces viaducs ressemblent aux viaducs américains. Les éléments de ces ponts étaient usinés à Paris et expédiés jusqu’au chantier. Comme pour le viaduc du Faux Namti, les pièces étaient limitées à un poids de 40 kg pour le transport par coolie, 80 kg par mulet et 100 kg pour le portage par quatre hommes. La longueur maximale ne pouvait pas excéder 2,5 m. Le montage se faisait à l’avancement avec une grue en porte à faux pour le montage des piles. Certains des viaducs étaient en courbe circulaire voire parabolique. La durée du montage a été de 30 à 60 jours pour des portées totales de 40 à 72 m. Le viaduc le plus long de 136 m a demandé 177 jours. La pose de la voie s’est effectuée sans interruption, comme souhaitée, sauf pour le plus long viaduc.

En conclusion on retiendra, pour se faire une idée de l’ampleur de la réalisation, que, pendant ces sept ans, la Société avait employé 929 Européens : agents techniques (262), administratifs et comptables (133), auxiliaires, surveillants, profileurs (534 pour ces trois dernières catégories), recrutés à Paris, parmi les ingénieurs et agents ordinaires de la Régie Générale et de la Société de constructions des Batignolles. Au plus fort du chantier, la Société employait aussi un millier de chefs de chantier (italiens pour la plupart), encadrant une population ouvrière asiatique de 47 000 hommes sur le terrain (65 000 dans les campements) soit 210 à 220 ouvriers au kilomètre.

Au total, entre 1903 et 1910, la Société a recruté 67 000 hommes.

Ces quelques lignes ne donnent qu’une idée réductrice de l’exploit qu’ont représenté ces travaux. Les chiffres sont forcément trompeurs en effaçant les traces des efforts des hommes.

Le chantier a été achevé dans les délais, acheminant la locomotive à Yunnanfou en janvier 1910, dix mois avant le délai accordé par l’arbitrage et reliant finalement Haïphong à Yunnanfou, distants l’un de l’autre de 850 km.

Quelques chiffres donnant une idée de l'ampleur des travaux :

  • Nombre d'ouvrages de toute nature : 3 422
  • Terrassements : 16 598 531 m3
  • Excavation en souterrain : 517 000 m3 pour 155 tunnels totalisant 17 864 m
  • Maçonnerie hourdée : 576 400 m3
  • Maçonnerie à sec : 213 200 m3
  • Structure métallique (ponts et viaducs) : 1 935 tonnes pour 22 ouvrages
  • Voie : 52 029 tonnes

Par ailleurs, nous sommes loin d’avoir identifié tous les Centraliens ayant œuvré à l’édification de cette ligne. Des recherches en archives restent à faire que nous espérons mener à bien. Sont à rajouter aux noms déjà cités, trois Centraliens de la promotion 1903 : G. Bruneton, A. Herbecq et V. Meric.

Nous remercions Jean-Claude Trutt et particulièrement Jacques Rémoville (qui nous a incité à la rédaction de cet article en nous communiquant ses notes de lectures).

Références

  1. Rang-Ri Park-Barjot, La Société de construction des Batignolles : des origines à la première guerre mondiale (1846-1914), Paris, Pups, 2005
  2. Voir sur le site de Centrale Histoire pour les Gouin.
  3. D. Barjot, La grande entreprise française de total, 850 km. Travaux publics 1883-1974, Paris, p 126-131
  4. Cf. site de Centrale Histoire pour André et Édouard de Traz
  5. Rang-Ri Park-Barjot : Le patronat français des travaux publics et les réseaux ferroviaires dans l’empire français : l’exemple du chemin de fer du Yunnan (1898-1913)
  6. Photo : Docteur Laguesse
  7. Photo : M. Marbotte
  8. Photo : Docteur Laguesse
  9. Photo : Docteur Laguesse
  10. Cf. site de Centrale Histoire et aussi Belhoste J.F. « Les Centraliens et la construction métallique de 1830 à 1914 », 150 ans de génie civil, une histoire de centraliens, (D. Barjot et J. Dureuil dir), PUPS, Paris, 2008