Samuel Cornell Plant

De Histoire de Chine

rédigé par David Maurizot

Samuel Cornell Plant, circa 1912

Samuel Cornell Plant est un marin britannique indissociablement lié à l’aventure de la navigation à vapeur sur le Haut-Yang-Tsé. Imaginez ce majestueux fleuve tel qu’il était alors : un des plus puissants fleuves au monde, gardé, dans sa partie supérieure, par de terrifiantes gorges parsemées de rapides réputés infranchissables. C’est dans ce décors, aujourd’hui dompté par d’hideux et gargantuesques barrages, que Plant va se révéler – et jouer un rôle clef dans le succès de l’Expédition Hourst, un épisode oublié de l’aventure française en Chine.

Avant l'Expédition Hourst

Un « marin d’eau douce »

Samuel Cornell Plant devient marin dès ses 14 ans en s’embarquant sur le Reigate, le navire marchand que commandait son père. Le petit Cornell va naviguer pendant six ans sur les océans avant d’être engagé par la Euphrates and Tigris Shipping Company. Il devient alors marin fluvial et va voguer principalement sur le Karoun en Perse (Iran). Pourtant ce fleuve n’est pas un cours d’eau de tout repos. C’est un fleuve à rapides…

Ah ! Les rapides… Le cauchemar des marins ! Le rapide n’est pas une cascade, mais presque. Il peut se franchir. Mais à quel prix ? Agité, imprévisible, sournois, il broie ceux qui ne se méfient pas de lui. Marqué par le vacarme et l’écume blanche que ses remous génèrent, peu profond, parsemé d’écueils – plus ou moins émergents – il ne se laisse jamais dompter sans se battre.

À l’époque de Plant, la machine à vapeur était en train de révolutionner la navigation. Face aux rapides, le recours au halage, par la force de bras d’hommes, devenait moins systématique. Les plus puissants de ces obstacles restaient toutefois quasiment infranchissables : il fallait alors que les navires se remorquent à l’aide de câbles en acier solidement fixés en amont. Parfois, malgré tout… la nature demeurait la plus forte et l’assistance d’une petite armée de haleurs restait indispensable.

Le Reigate, le navire marchand que commandait le père de Cornell Plant
Navire à vapeur sur le Karoun, à Ahvaz en Perse (date inconnue)
Un rapide

Les mythiques gorges du Yang-Tsé

Le bassin fluvial du Yang-Tsé et ses différents segments
Haleurs remorquant une jonque près du Ié-t’an (Ye Tan), l’un des rapides le plus redouté du Haut-Yang-Tsé, circa 1905 (© 2018 Historical Photographs of China)

En 1899, Cornell prend le chemin de la Chine : il vient en effet d’être recruté par un étonnant aventurier nommé Archibald Little. Little, marin lui-même, est persuadé de pouvoir faire fortune grâce à la vapeur. Il veut ouvrir une liaison commerciale régulière sur le Yang-Tsé entre Shanghai et Tchong-king (Chongqing), voie de pénétration idéale pour rejoindre la riche province du Tzé-Tchouan (Sichuan). En 1885, il avait obtenu un permis pour commercer sur la portion où aucun vapeur n’avait osé s’aventurer : entre Itchang (Yichang) et Tchong-king – ce que l’on nomme le Haut-Yang-Tsé – et, depuis, il avait minutieusement reconnu la succession de terribles rapides qui séparent ces deux villes.

Car, ici, le mythique fleuve chinois n’est pas une petite rivière capricieuse ! Non, dans ces gorges étroites, chaos d’abîmes et de monts, le Yang-Tsé se révèle monstre ! En été, avec les violentes pluies de la mousson et la fonte des glaces de l’Himalaya où il prend sa source, tout se précipite. Ses eaux grimpent alors au flanc des précipices qui le gardent – parfois jusqu’à trente mètres au-dessus des basses-eaux de l’hiver ! Endormi, il suffit qu’au loin, en amont, les éléments se déchaînent pour que le monstre s’éveille et que son débit emporte tout avec violence. Ses rapides, dociles obstacles un jour, peuvent engloutir les plus solides navires une autre fois. Le Yang-Tsé a ses humeurs. Ses gorges broient sans prévenir.

Prudent, Little avance à tâtons. En février 1898, il enregistre un premier succès… partiel : le Leechuen, jonque à vapeur qu’il a fait construire, est bien remonté jusqu’à Tchong-king… mais en 25 jours. Pas assez puissant, il a fallu l’aide de nombreux haleurs à terre pour franchir certains rapides…

Avec le « Captain Plant », il passe enfin à la vitesse supérieure. Ensemble, ils définissent les caractéristiques puis dessinent les plans d’un nouveau navire, plus puissant, qu’ils font tout spécialement construire en Angleterre. Avec ses roues à aubes situées sur ses deux flancs, ils le baptisent Pioneer. Little est également persuadé que c’est seulement en voguant sur les hautes-eaux de l’été, contrairement à la navigation traditionnelle en jonque (et à sa tentative avec le Leechuen), qu’il pourra réussir à vaincre les gorges du Haut-Yang-Tsé. Si le débit du fleuve est alors trop puissant pour les jonques, les écueils des rapides deviennent moins fourbes pour la lourde navigation à vapeur.

Le 12 juin 1900, Plant s’élance enfin. Il suit de quelques jours à peine les navires militaires britanniques Woodcock et Woodlark – qui ont atteint après de nombreuses péripéties Tchong-king, le Woodlark réussissant l’exploit d’être le premier navire à remonter les gorges sans assistance à terre. Le Pioneer, avec ses 14 nœuds, passe sans encombre, également sans l’aide des haleurs. Indispensables pour passer certains rapides, les câbles d’acier tiennent bons, le mât sur lequel repose le treuil se courbe mais ne se brise pas. Le 20, une semaine seulement après son départ d’Itchang, il arrive en vue de Tchong-king. Les berges sont noires de monde. Un peuple éberlué est venu apercevoir cet étrange navire en métal qui crache de la fumée… et le diable d’étranger qui a osé affronter le monstre à l’aube de l’été. Les gorges ont été domptées et traversées à la vitesse d’un cheval au galop ! Quel exploit !


L’engagement auprès des Français

L’Olry[1]

Le triomphe de Little et Plant n’est toutefois que de courte durée. La Révolte des Boxers qui secoue Pékin et sa région engendre des répliques jusqu’au Tzé-Tchouan. Tchong-king s’agite. Comme dans la capitale impériale, les mandarins vont-ils s’allier aux sociétés secrètes pour exterminer tout ce qui est étranger ? Apeurés, les autorités anglaises réquisitionnent le Pioneer, l’arment et l’utilisent pour évacuer les Occidentaux de la région. Le voilà transformé en canonnière. Le navire est rebaptisé HMS Kinsha et Plant mis de côté. La marine de sa Majesté utilisera un pilote chinois, jugé plus expérimenté… et moins onéreux. Le pavillon britannique flotte ainsi sur le Haut-Yang-Tsé et fait régner l’ordre.

Quelques semaines plus tard, voici la concurrence. Une belle canonnière allemande, le Sui-Hsiang, se présente à Itchang à l’entrée des gorges. Le Yang-Tsé n’avait encore jamais vu un navire aussi rutilant, aussi rapide… aussi sûr de sa supériorité. C’est la Prusse conquérante qui s’élance… et heurte, dès le premier rapide, un rocher immergé. Après avoir dérivé sur un kilomètre, hors de contrôle, l’embarcation coule à pic – emportant avec elle son commandant. Funeste rappel à l’ordre…

À la lecture du télégramme qui annonce la nouvelle, le sang de l’état-major de la marine française ne fait qu’un tour. Foi de Français, le pavillon tricolore ne saurait plus attendre et se doit de flotter sur le Haut-Yang-Tsé ! Être devancés par la Perfide Albion est à la limite acceptable, mais prendre le risque d’être doublés par les Boches est tout simplement inadmissible ! On sonne le branle-bas de combat. Le Commandant Hourst, qui s’ennuie dans le port de Tien-Tsin (Tianjin) et qui avait déjà baroudé sur le tumultueux Niger en Afrique, est choisi pour diriger l’expédition. Un navire qui se prête à peu près à l’emploi est rapidement acquis à Shanghai. Il devrait faire l’affaire. On le baptise Olry, du nom d’un glorieux amiral de la Royale. Il ne manque plus qu’un pilote expérimenté pour seconder Hourst. Plant se manifeste. On l’engage. « The Pilot » embarque. Les amarres sont jetées. Machine en avant, toute !

A bord de l’Olry, de gauche à droite : Térisse, membre de l’équipage français, Plant « the Pilot » et le Commandant Hourst[2]

Lancement de l’Expédition Hourst

Le 17 octobre 1901, l’Olry se présente à Itchang. Il retrouve le HMS Kinsha. Les commandants se rendent des courtoises visites. Mais, Fachoda n’est pas loin. On s’épie. On se jauge. Les Britanniques n’ont aucun doute : ces inconscients de Français vont rejoindre par le fond leurs grands amis allemands. Les matelots anglais numérotent les rapides et parient sur celui qui verra l’Olry sombrer. Au loin, on aperçoit encore les vautours tournoyer au-dessus des restes du navire allemand…

The Pilot et le commandant Hourst ont de quoi s’inquiéter. L’Olry manque de puissance, le niveau du fleuve est bien trop bas – l’hiver n’est plus loin. Il faut à tout prix alléger le navire. Canons, munitions, et jusqu’au supports des tentes (!) sont envoyés sur des jonques qui suivront l’embarcation française. Pour rassurer l’équipage chinois et amadouer les génies du fleuve, on sacrifie même un magnifique coq blanc. On fait exploser les meilleurs pétards. Tout est prêt. Le navire quitte Itchang. Fébrile, il entre dans la première gorge…

L’entrée dans les gorges d’Itchang, photo prise par le commandant Hourst, 1901[3]

À suivre

Une liste détaillée des sources sera disponible à la fin de cette série d’articles.

  1. (© famille Hourst)
  2. (© famille Hourst)
  3. (© famille Hourst)