Joseph Charignon (1872-1930) – Ingénieur ferroviaire et historien en Chine

De Histoire de Chine

rédigé par Philippe Fourneraut, ECP 1988, ancien Président des Centraliens de Chine[1]

Philippe Fourneraut a découvert Joseph Charignon à l’occasion du centenaire du « petit train du Yunnan » et devait publier à cette occasion un article dans « La Gazette », la revue des Centraliens pékinois. Ce numéro ne vit jamais le jour, mais il continua néanmoins à faire des recherches sur la contribution des Centraliens à cette aventure, et en particulier à Charignon, alias Sha Hai’ang (沙海昂). Voici l’intégralité de cet article sur cet étonnant ingénieur ferrovaire et historien qui nous a précédé en Chine.

A propos des noms chinois : nous avons conservé la romanisation de l’époque en indiquant le pinyin entre parenthèses à la première occurrence.

Joseph Charignon

Joseph Charignon (1872-1930), né en dans une famille nombreuse et rurale de la Drôme dauphinoise, acquiert ses premières connaissances auprès des curés des environs de sa commune de Châteaudouble avant d’entrer en 1885 au petit séminaire de Valence. Il passe son baccalauréat ès-lettres en 1888 et 1889. Bénéficiaire d’une demi-bourse d’État, il rejoint le Lycée Saint-Louis à Paris où il obtient son baccalauréat ès-sciences l’année suivante. Il y poursuit des cours préparatoires et passe le concours de l’École Centrale où il entre en 50e place sur 237 admis.

Sa scolarité est bonne sans être exceptionnelle ; il opte pour la spécialité métallurgiste en deuxième année d’où il sort 21ème sur 51 et obtient son diplôme en 1994 au 77ème rang des 198 diplômés. À sa sortie de l’école, il commence son service militaire au 33ème régiment d’artillerie à Poitiers qu’il finit en octobre 1895 à Langres puis est brièvement préparateur de chimie à l’École.

Toujours plus vers l’est

Pour son premier emploi, il rejoint la Société ottomane du Chemin de fer Smyrne-Cassaba et prolongements, filiale de la Vitali, Piccard et Cie. qui est constructrice et concessionnaire de la ligne. Il y est sous-chef de section sur le chantier en plein cœur de l’Anatolie, une zone turbulente qui l’oblige à dormir son fusil au pied de son lit et de s’en servir de temps à autre. Il y pratique sans doute le turc et le grec.

Il revient en 1897 en France où il est engagé par la maison Coignet pour tracer le chemin de fer à voie étroite de Saône-et-Loire.

Il reçoit alors plusieurs offres, des chemins de fer algériens ou de la société franco-belge Doyle & Bacalan par exemple ; il envisage un temps de rejoindre le Transvaal avant d’accepter de prendre du service pour Fives-Lille sur le projet de ligne reliant le Tonkin à la capitale provinciale du Kouang-Si (Guangxi) en 1898.

En fait, Fives-Lille n’a pas l’intention de construire cette voie concédée par traité à la France, n’y voyant pas de rentabilité, et négocie un dédommagement disproportionné qui sera versé par le gouvernement impérial en déduction des dommages du après la révolte des boxers.

Il a trouvé la voie

Carte du chemin de fer du Yunnan

Le tracé préliminaire du chemin de fer du Yunnan aurait exigé des pentes et des courbes impossibles, aussi en 1901, la Compagnie française des chemins de fer de l’Indochine et du Yunnan, entreprise créée le 10 août par les membres du consortium ayant remporté l’appel d’offre. Charignon y travaille au nouveau tracé destiné à amoindrir les déclivités et élargir les rayons des virages. « [P]rogressant et campant au travers la forêt dense, [il] a effectué les repérages et élaboré les plans en s’impliquant beaucoup. »

Le pont en arbalétrier, dessiné par le Centralien Paul Bodin (1871)[2]

Dans le Yunnan, Charignon n’a pas succombé à la malaria, à la fièvre jaune ou même à la peste, qui ont décimé coolies venus du nord de la Chine et cadres étrangers. En 1902, il est « ingénieur civil » à Hankeou (Hankou) ; il gagne ensuite Pao-ting fu (Baoding), dans la province du Tcheli (actuel Hebei), tête nord de la ligne Pékin-Hankeou (Kin-Han). Il y est en charge du relevé du tracé avec l’ingénieur Descotes, notamment entre Shunde et le Fleuve Jaune ; le relevé côté sud étant achevé en 1903.

Échecs français, succès chinois

La construction du Kin-Han s’achèvant en 1905, Charignon s’installe à Shanghai. Il s’établit comme ingénieur civil en 1906 ; il y est d’abord représentant des chemins de fer indochinois. Il répond à différent appels d’offre, dont celui de la Municipalité française « d’une tour de signaux météorologique » en janvier 1907, destinée à remplacé le sémaphore ; associé à l’entrepreneur shanghaien Nicolas Tsu, il propose une tour métallique mais c’est le projet concurrent en béton armé qui est retenu.

Au cours de l’année, il s’associe à un autre centralien, ancien du bureau d’étude du Kin-Han, Fernand Caissial (1895) qui a fondé le Sino-French Engineering Syndicate, une société d’ingénierie et de commerce impliquée notamment dans les chemins de fer. En décembre 1907, ils font une offre pour la distribution d’eau dans la Concession française, mais c’est la Compagnie française des Tramways et d’Éclairage Électrique qui cette fois l’emporte. Ils remportent par contre l’appel d’offre de fourniture de charbon aux services municipaux pour 1908.

C’est à cette période que la Société commerciale du chemin de fer du Fujian ayant la concession de la ligne Xiamen-Zhangzhou, lui confie le relevé de cette ligne de 53 km.

Le 15 juillet 1907 il épouse Louise Médard à l’Église St. Joseph de Shanghai. Louise est la fille de Léon Médard, professeur puis directeur de l’école de l’Arsenal de Futcheou (Fuzhou) et de la fille d’un mandarin local.

Le Français devient Chinois

Carte générale des chemins de fer chinois

Appelé au Ministère des postes, ministère qui chapeaute les communications intérieures, il y devient expert étranger pour les chemins de fer en 1908. C’est donc à Pékin que naît sa fille unique, Marie-Louise dite Lily, le 27 juin de cette année.

Alors que la première loi de naturalisation est promulguée le 28 mars 1909, Joseph Charignon est le premier à en bénéficier en 1910. Il devient sujet chinois sous le nom de Sha Hai’ang (沙海昂).

Nommé conseillé du directeur général de la ligne du Lung-Hai, S. C. Sze, il effectue avec des ingénieurs néerlandais une reconnaissance du tracé du prolongement est entre Kaifeng et la mer. Il fait un relevé de la côte du nord-Kiangsu et détermine que Haimen, sur le delta du Yangtsé, est le meilleur terminus. Il ne sera pas suivi puisque la ligne aboutira près de Lianyungang.

En 1911, la « révolution Xinhai » renverse l’Empire, la République est proclamée le 1er janvier 1912 avec Sun yat-sen comme président. Charignon est nommé conseiller technique à la Direction Générale des chemins de fer chinois, au Ministère des Voies et Communications.

Sun cède la Présidence à Yuan Shikai, l’ancien chef de l’armée d’élite du Beiyang, en échange de la direction de la construction ferroviaire. Avant de quitter ce poste, il dépense 1 million de taëls, sillonne le pays dans un train de luxe et établit un plan de 100 000km de voies ferrées.

Charignon, lui aussi s’attaque au plan de développement du réseau ferré. Il publie son projet en 1914 à l’imprimerie des Lazaristes du Peit’ang sous le titre : « Les Chemins de Fer Chinois – Un Programme pour leur Développement », peut-être pour répondre (en avance) au concours lancé en décembre par son ministère qui demande dans un délai d’un mois de soumettre un projet global de réseau ferré couvrant la Chine, avec cartes, coûts et explications soutenant les choix de lignes nouvelles.

L’artilleur patriote

Joseph Charignon

Entre temps la guerre a débuté sur le sol européen avant d’atteindre les autres continents et Joseph Charignon se rend dès le 20 août auprès de la légation de France. Il fournit les renseignements qu’il a sur les implantations allemandes en Chine et en particulier « relative[s] aux forces militaires ennemies défendant le territoire et le port de Kiao-Tchéou ».

En novembre, il reçoit – malgré sa naturalisation – une convocation pour aller au Tonkin effectuer comme lieutenant de réserve une période d’instruction militaire aux batteries d’artillerie coloniale. Son statut fait débat et est relayé par la presse nationale.

Il s’embarque à Haiphong le 28 décembre vers la mère-patrie. À son arrivé en janvier il est affecté au 2e régiment d’Artillerie Lourde, mais il tombe gravement malade. Il est ensuite affecté à l’État-major en avril 1915, peut-être comme interprète car il parle couramment l’anglais et fait partie de l’expédition des Dardanelles en avril-mai 1915.

Le lieutenant Charignon rejoint les fronts français dès l’été 1915 comme officier d’artillerie : l’Artois, la Champagne puis Verdun. Il est cité à l’ordre de l’armée le 5 avril 1916 ; puis il est promu Capitaine le 6 mai suivant.

Le 25 juin 1916, il est de nouveau évacué ; cette fois pour une maladie du foie traitée à l’hôpital militaire de Sens. Il est ensuite affecté en octobre au service des Bâtiments et Moteurs à Rennes, pour la construction de voies ferrées. Il y ronge son frein et, après de nombreuses demandes, est renvoyé au front le 23 juin 1917.

Le 18 avril 1918 il est décoré de la Légion d’honneur. Il finit la guerre par des opérations combinées avec les troupes américaines en Argonne et sur la Meuse. Il est libéré le 31 décembre 1918.

Après sa démobilisation, il se porte volontaire pour rejoindre le corps expéditionnaire du Général Janin en Sibérie pour y combattre les bolchéviques.

L’érudition en guise d’action

Ayant échappé de peu à la mort à Omsk, il rentre à Pékin affaibli, son gazage sur le front français le forçant à rester dans sa résidence pékinoise. Il reste toutefois conseiller auprès du Ministère des Communications.

En 1922, 1923, il rédige un cours et enseigne en français l’histoire de France à l’Université de Pékin.

Le livre de Marco Polo, citoyen de Venise

Il met à profit sa connaissance géographique de la Chine acquise au cours de ses reconnaissances d’ingénieur de tracé ferroviaire, pour se lancer dans un commentaire du récit de Marco Polo. Il publie chez l’éditeur de Pékin, Albert Nachbaur, « Le livre de Marco Polo, citoyen de Venise » en trois tomes, le premier en 1924, le deuxième en 1926 et le dernier en 1928. La moitié de ses livres est constituée de notes qui tentent d’identifier les lieux et personnages évoqués par le vénitien et d’expliquer les passages étranges du récit.

Pour cela il s’était constitué une riche bibliothèque d’ouvrages chinois, complétée par des ouvrages européens : ouvrages de géographie et d’histoire, récits de voyages, de sinologie, dictionnaires de langues, etc.. Il correspond également avec des lettrés chinois comme le professeur Feng Chengjun de l’Université de Pékin ou Zhang Xinglang, professeur à l’Université Fujen, lui-même traducteur de Marco Polo en chinois dont il fait la connaissance en 1923.

Si Paul Pelliot n’apprécie pas le résultat, il loue cependant l’énorme travail de documentation de Joseph Charignon. Son travail fit longtemps référence, ainsi le grand sinologue Jacques Gernet l’utilise fréquemment dans son livre « La Vie quotidienne en Chine : à la veille de l’invasion mongole, 1250-1276 » publié en 1959.

Une étude sur le passage en Asie du sud-est de Marco Polo est par la suite publiée à Saigon sous le titre « La grande Java de Marco Polo en Cochinchine » dans le Bulletin de la Société des Études Indochinoises, où il expose sa conviction que ce Java est en fait la péninsule malaise plutôt que la Java que nous connaissons.

Une fois son travail sur le « Devisement du Monde » achevé, Joseph Charignon tente de réaliser le même travail sur le récit de la vie aventureuse de Fernão Mendes-Pinto intitulé « Peregrinação » qu’il a acquis en traduction française ou peut-être en version anglaise.

Le récit de Mendes-Pinto est un véritable roman d’aventure, mêlant des faits réels, des exagérations voire des affabulations. Mendes-Pinto part du Portugal en 1537 pour les comptoirs de l’Inde puis Malacca d’où il rayonne sur l’Asie du sud-est, puis, suite à un (de ses nombreux) naufrage(s), il est prisonnier en Chine où il est conduit à la capitale, traversant ainsi la Chine de l’est et du nord. Il ira ensuite au Japon et fera la connaissance de Saint François Xavier. Il est officiellement marin et commerçant, parfois diplomate, souvent pirate et oscille entre richesse et extrême dénuement. Le texte fait référence à de nombreux endroits aux noms déformés par la prononciation portugaise, voire empruntés à des langues non-indigènes (arabe, persan, malais) et l’identification de nombreux lieux est difficile, d’autant que leur description laisse parfois perplexe. Il publie son récit en 1614 après son retour au Portugal.

Malheureusement, Joseph Charignon ne put mener à bien ce nouveau défi ; emporté par une hémorragie cérébrale, il décède le 17 août 1930 à l’hôpital St. Michel. Sa belle-sœur, Marie Médard, qui travaillait avec lui, compléta le travail à partir des notes qu’ils avaient prises. Le livre, « À propos des voyages aventureux de Fernand Mendez Pinto » publié à titre posthume fut bien moins apprécié que son « Marco Polo ».

Auprès de Ricci, Schall et Verbiest

Les obsèques de Joseph Charignon furent célébrées en grande pompe à l’église Saint-Michel le mardi 19 août 1930 au matin. Une compagnie de la garde des Légations rendit les honneurs à ce Chevalier de la Légion d’honneur à titre militaire, Croix de Guerre et Officier de l’ordre chinois de l’Épi d’or. Le Chargé d’Affaires de la Légation de France prononça l’éloge funèbre au cimetière de Chala devant une foule nombreuse d’amis et relations.

Relatant ce discours, le Journal de Pékin écrit : « […] Français jusqu’aux fibres intimes de son être, Antoine Charignon avait cédé aux charmes de la Chine. À ce pays, il donna le meilleur de son effort ». La nécrologie de La Politique de Pékin précise : « C’est un homme de bien qui s’en va. Français de bonne roche. Il était de la lignée de ceux qui, une fois expatriés à l’étranger, y maintiennent les meilleures traditions de leur race. »

Épilogue

Il laisse derrière lui une famille, son épouse, sa fille Lily, et sa belle-sœur, Marie Médard. C’est cette dernière qui, semble-t-il, prit soin de la fameuse bibliothèque, dont La Politique de Pékin dit « [Charignon] a réservé une pièce à une admirable bibliothèque surtout riche en livres chinois dont certains sont des plus rares, et c’est dans ce sanctuaire du travail qu’il va souvent, trop souvent sans doute, fourbir sa bonne plume pour en écrire sur la Chine et les choses de Chine. »

À la mort de Charignon, en 1930, les ouvrages sont mis dans une trentaine de caisses qui sont déposées dans les entrepôts de la Banque de l’Indochine. Un inventaire manuscrit en est établi par Marie Médard en 1951 ; il recense environ 2400 titres, essentiellement français ou anglais à quelques exceptions près.

Wei Zhong nous raconte leur destin post-révolutionnaire : « La bibliothèque de Sha Hai’ang est restée intacte jusqu’à la Libération. En 1961, après trois années très difficiles pour le peuple chinois pendant lesquelles la vie quotidienne était contrainte par le manque de moyens, lorsqu’elle apprit l’existence de cette collection de livres, l’Académie des sciences sociales de Chine a demandé d’acheter ces 3587 volumes pour le prix de 32 551,98 yuans. Mais, en 1970, pendant la période dite « d’évacuation stratégique », certains livres furent envoyés à la ferme Jigongshan que possédait l’Académie à Xinyang, dans le Henan ; ensuite, ils furent transportés à Xi’an ; leur retour à Pékin prit plus de deux ans. À présent, les livres de Sha Hai’ang sont conservés dans la bibliothèque de l’Académie des sciences sociales de Chine. »

  1. paru dans la revue « Centraliens » no 657 de janvier 2018
  2. In & around Yunnan-fu p33, 1922