Les canonnières françaises du Yang-Tsé (2) : les reconnaissances sur le Yang-Tsé (1901-1940)

De Histoire de Chine

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Rédigé par Michel Nivelle, d’après Hervé Barbier

De 1900 à 1914 vont se dérouler en Chine des évènements très importants pour l’avenir du pays. On se souviendra que la Seconde Guerre de l’Opium qui s’est terminée en 1860 par le sac du Palais d’Eté à Pékin se solde à l’avantage des Occidentaux par le Traité humiliant de Tianjin. Onze nouveaux ports sont ouverts et la Chine est forcée de laisser s’installer à Pékin des légations occidentales. Les Russes en profitent également pour occuper de vastes territoires dans le Nord.

Ces « Traités inégaux », les « Concessions » étrangères, les privilèges d’extraterritorialité, et « la politique de la canonnière » ou le droit des flottes étrangères de remonter les fleuves chinois, diminuent fortement la souveraineté de la Chine. De plus, les puissances étrangères se font reconnaître le droit d’exploiter des mines, d’ouvrir des lignes de chemin de fer, et de fonder des usines et des comptoirs dans des « zones d’influences » comme par exemple le bassin du Yang-Tsé où s’installe l’Angleterre, ou encore les trois provinces du sud-ouest pour la France, déjà maitresse du Tonkin. Ces investissements financiers sont protégés par des bases militaires sur le sol chinois. Les douanes, les ports, la poste, la justice, les finances sont tout ou en partie sous le contrôle des étrangers. Les intérêts anglais sont prédominants, la plupart des firmes et des banques leur appartiennent.

En 1900, cette poussée occidentale en Chine provoque une violente réaction populaire. Le mouvement des boxers (justice et concorde), une milice de paysans, veut chasser les « barbares ». Ils attaquent Pékin, et la cour impériale évacue la Cité Interdite. Après avoir assiégié pendant quarante jours le quartier des légations, ils finissent cependant par être dispersés par une colonne d’armées internationales. A cette occasion, l’effacement du gouvernement mandchou confirme la perte de son pouvoir.

En 1908, l’impératrice douairière Ci Xi meurt, et la dynastie manchoue vit ses derniers jours avec le petit Pu Yi. La canonnière française « La décidée » qui est au Japon doit appareiller immédiatement pour Shanghai afin de surveiller les côtes chinoises, et le cours du bas Yang-Tsé au cas où il se produirait des troubles.

En 1911, c’est la chute de l’Empire chinois, et la fin de plus de 2000 ans de régime monarchique. Cette année marque également le début de l’époque des Seigneurs de la guerre, qui vont régner pendant 10 ans en semant la terreur dans le pays. De 1901 à 1907, la France par l’intermédiaire de sa présence sur le Yang-Tsé souhaite accroître son influence sur la zone, et bien sûr recherche activement une liaison entre le Sichuan et le Tonkin via Yunnanfou. De 1907 à 1914, en revanche, sa politique a changé, et elle ne vise plus qu’à défendre les acquis, et protéger les intérêts français. Il ne s’agit plus de conquérir des positions mais de maintenir une présence sans chercher à l’étendre. Pour ce faire, il est néanmoins nécessaire d’y consacrer des moyens suffisants.

Le commandant Hourst

En 1901, avec la canonnière Olry, c’est la première étape de la présence des canonnières françaises sur le Haut-Fleuve. L’arrivée de l’Olry à Chongqing va poser le problème du casernement. Le lieutenant de vaisseau Hourst jette alors son dévolu sur Wangjiatuo en aval de Chongqing où la Société Française du Sichuan a établi ses magasins… En 1902, une caserne est y construite qui hébergera les équipages successifs durant leurs séjours à Chongqing. D’autre part, l’objectif étant le Yunnan, des crédits alloués par Doumer vont permettre l’acquisition d’une base à Suifu, ville située plus en amont sur le fleuve. Ensuite le programme est entièrement consacré aux relevés hydrographiques du Haut-Fleuve et de ses affluents. L’objectif étant d’établir une liaison fluviale avec le Tonkin. Ce programme répond aussi à l’absence de renseignements hydrographiques précis du fleuve permettant une navigation sûre pour l’Olry. Cette mission n’est pas sans risque car la population locale est hostile aux barbares étrangers comme lorsque deux officiers français sont pris à partie par une foule de 5 à 6 000 personnes armées de bâtons et de cailloux, et qu’ils décident de faire feu pour se dégager.

Quel bilan tirer de la mission Hourst ? Le bief supérieur a été reconnu sur plus de 900km ce qui représente un travail considérable, et les bases d’une implantation permanente ont été jetées pour une présence française assurée sur le Haut-Fleuve par deux bâtiments seulement. Tout rôle politique étant refusé aux officiers de la Marine, Hourst est prié de démissionner pour avoir soi-disant court-circuité les autorités consulaires françaises dans l’incident de Chengdu, et pour avoir pris l’initiative de protéger des citoyens français menacés par une révolte locale.

C’est le lieutenant de Vaisseau Audemard qui succède à Hourst, et la période des missions hydrographiques se poursuit. Les problèmes se succèdent alors avec l’usure du matériel qui va bloquer une pénétration plus poussée des canonnières françaises au Sichuan. Après un aller-retour vers Wanxian à la période des basses-eaux, la chaudière tribord de l’Olry  explose, la coque du Takiang est vermoulue, et elle fuit de partout. Irrité par ces avaries Audemart se lance dans le projet d’une canonnière pour remplacer l’Olry, projet qui aboutira à la construction du Doudart de Lagrée.

A partir de 1907, la France ne regarde plus vers l’amont car la liaison avec le Tonkin par le fleuve est irréalisable mais vers l’aval, une nouvelle phase commence. Ce n’est que le 13 mars 1908 que la commission du ministère de la Marine passe commande d’une nouvelle canonnière fluviale à faible tirant d’eau. Le bâtiment sera construit en France et acheminé en kit sur Shanghai pour y être finalement assemblé.

L’assemblage est assuré par des boulons unissant les couples, vaigrages et barreaux extrêmes de chaque élément à ceux de l’élément voisin avec interposition d’un joint en caoutchouc. Néanmoins les torsions supportées par la coque au franchissement des rapides introduisent des contraintes qui se traduisent par des délignages des arbres d’hélices et obligent à renforcer les liaisons longitudinales. Le Doudart de Lagrée déplace 243 tonnes, a une longueur de 51 mètres et une largeur de 6,70 mètres. Son tirant d’eau est d’un mètre. La puissance de ses chaudières lui permet d’atteindre une vitesse de 14 nœuds. C’est une canonnière performante qui permet enfin à la Marine française de posséder un bâtiment apte à remplir toute mission au Sichuan d’autant plus que cette province vient, en 1909, de prendre une importance nouvelle puisque le chemin de fer Haïphong-Yunnanfu est achevé.

La mise en service du Doudart de Lagrée marque la fin de la période de l’Olry et du Takiang qui seront désarmés. Les missions hydrographiques reprennent car la Marine souhaite rendre possible la navigation de la canonnière sans pilote chinois.

Dans le pays, les Chinois les plus progressistes comprennent que la Chine, si elle veut résister à l’emprise étrangère, doit suivre l’exemple japonais et se moderniser en adoptant les modèles de développement de l’Occident. En avril 1910, des émeutes éclatent un peu partout, et notamment à Changsha amenant une intervention des canonnières. L’insécurité règne. Les mandarins multiplient les exactions. La situation est explosive, et le peuple chinois n’attend qu’une occasion pour se soulever. En août 1911, le Sichuan est en état de soulèvement. Les étrangers se replient sur Chongqing où les canonnières françaises, anglaises et allemandes assurent leur défense.

Le 10 octobre 1911, c’est la révolte du « double-dix ». A Hankou, les concessions étrangères sont mises en état de défense sous la protection de cinq canonnières mouillées devant son Bund. Le pavillon français brille par son absence mais le Doudart de Lagrée ne peut pas à la fois protéger les nationaux français sur le Haut-Fleuve, et en même temps se trouver à Hankou.

Le 29 décembre, Sun Yat-Sen est élu Président provisoire de la République de Chine. Les chinois remettent alors en cause la liberté de navigation des canonnières sur le Yang-Tsé. On joue sur les mots utilisés lors de la signature des Traités : dans le texte anglais l’expression « all ports » pour parler des ports ouverts à la navigation étrangère devient pour les Chinois « treaty ports », et les Chinois tentent de mettre en place mais sans succès, un modus vivendi qui constituerait un dangereux précédent.

En 1913, Yuan Shikai est réélu Président, le Guomindang est mis hors-la-loi et Sun Yat-Sen se réfugie au Japon. A la fin de l’année, le parlement est dissous. La dictature s’installe laissant la place aux Seigneurs de la guerre qui vont dominer la politique chinoise pendant dix ans. En 1914, par suite de l’attentat à Sarajevo, c’est l’état de guerre avec l’Allemagne, et la mobilisation générale en France. La Chine étant neutre, les bâtiments de guerre des belligérants doivent prendre le large ou désarmer. Le Doudart de Lagrée reçoit l’ordre de désarmer à Shanghai dans les délais les plus brefs. Tous les belligérants qui entretenaient

des canonnières sur le Yang-Tsé, les désarment également. Seuls les Etats-Unis, qui ne sont pas encore en guerre maintiennent leurs unités.