Le chemin de fer du Yunnan (2)

De Histoire de Chine

Cet article est une contribution du Souvenir Français de Chine. → Visitez le site du Souvenir Français

rédigé par Michel Nivelle

Dans le récit précédent, il est fait mention de la grandeur des difficultés rencontrées et vaincues pour construire la ligne. En dépit des pluies, des éboulements, des inondations, et des tremblements de terre, en dépit de mille difficultés et incidents qu’entraine fatalement l’irruption soudaine d’un grand flot étranger, en dépit des troubles politiques de 1908 qui faillirent se traduire par un désastre, l’entreprise a progressé irrésistiblement.

L’établissement d’une plateforme pour le train solide et durable par l’exécution de tous les travaux nécessaires, est le principe absolu auquel la compagnie et son entrepreneur général se sont rigoureusement conformés. Seules les considérations d’utilité et de solidité ont donc inspiré les projets. L’étude de la ligne, malgré toute sa précision a néanmoins présenté une part de grande incertitude et d’aléa, que seule l’expérience pouvait permettre de faire disparaitre. Pour être précis et complet, il faut avoir recours aux chiffres qui réellement interpellent.

Afin d’évaluer par exemple le cubage de terrassements à effectuer, il s’agissait, en effet, d’apprécier alors l’inclinaison à donner aux talus des tranchées, pour les tenir en équilibre. L’expérience des premières tranchées exécutées, elle-même, ne pouvait pas servir pour les suivantes car les terrains changeaient de nature presqu’à chaque kilomètre. Cette question de talus à adopter était cependant très grosse de conséquences. Sa solution pesait d’un poids très lourd dans la balance du devis, car la ligne est, sur presque toute sa longueur à flanc de montagne, sur des pentes très raides et presque partout en tranchées. Ainsi s’il l’on considère un profil en tranchée à flanc de coteau, tels que « ABC » (fig 21),avec une pente « p » du terrain naturel et « t » du talus, la surface de ce profil est donnée par l’expression : S=(a2/2) x (p/1- tp). Sur un terrain incliné à 0,8, adoucir un talus de 0,55 à 1:1, c’est passer d’un cubage 1 à un cubage 3. Approximativement, 16 millions de mètres cubes de terrassements dont 4 millions en roche ont été enlevés.

De plus, c’est pendant les années 1905, et surtout 1906, que la plupart des tranchées ont été ouvertes, or, les talus dressés à 0,5 et à 0,6 subirent, sans aucune dégradation, sans aucun éboulement, les pluies des étés 1905 et 1906. Malheureusement, ces deux années se trouvaient être, et personne ne pouvait le soupçonner alors, des plus sèches. C’est ce que démontra l’expérience de 1907 dont la saison pluvieuse, beaucoup plus intense, produisit, pendant le courant des mois de juillet à octobre, des éboulements considérables, établissant ainsi de façon péremptoire l’insuffisance des prévisions de 1906.

Grande tranchée au Km. 266,8

Le cubage des maçonneries prévues dût subir lui aussi, de ce fait, un accroissement dans des proportions très notables. En un grand nombre de points, des murs de pied, et des travaux de consolidation apparurent comme indispensables, ou encore nombre de tranchées ne furent consolidées que par la construction de galeries couvertes, au profil de tunnel, en maçonnerie hourdée.

Chantier de la tranchée du Km. 104,7

Il a été construit sur la ligne du Yunnan 3422 viaducs, ponts et aqueducs de toute espèce, pour l’écoulement des eaux et le franchissement des ravins importants. Cela représente 7,3 ouvrages, en moyenne, par kilomètre. À cela, Il faut ajouter environ 300 têtes de tunnels, 3000 murs de soutènement, et enfin de nombreuses descentes d’eau. On peut estimer à 7000 le nombre total des projets dressés et exécutés. C’est dans la vallée du Namti que l’on atteint les plus gros cubages kilométriques : 75000 mètres cubes par kilomètre. C’est là que dominent les schistes instables et inconsistants et que les pentes montagneuses sont les plus raides. La longueur des 106600 rails approvisionnés pour la construction de la ligne représente 507 km de voie. C’est la longueur nécessaire pour la pose de la voie courante. De plus, il a été approvisionné 34650 traverses et 154 changements de voie. Le poids total du matériel de voie étant de 52.029 tonnes. Il a aussi été construit 34 haltes et stations de Ho-Kéou à Yunnanfou incluant des bâtiments à voyageurs, des halles à marchandises, des maisons dortoir pour les mécaniciens, des annexes, des logements et des lieux d’aisance.

En ce qui concerne le recrutement du personnel, la société a engagé 262 agents techniques, 133 administratifs et comptables, 534 agents auxiliaires, surveillants, profileurs, etc… en tout 929 cadres de maîtrise alors que le maximum du nombre d’agents occupés simultanément a été de 400 en 1906. Pour le personnel européen, l’attirance des chantiers du Yunnan était faible compte tenu des conditions de travail très difficiles. Mais de toutes les difficultés rencontrées, si nombreuses, et si compliquées dont la solution dût être trouvée, celle du recrutement du personnel ouvrier (coolies asiatiques) fut la plus importante. Le gros du travail devait nécessairement être exécuté par la main d’œuvre asiatique trouvée sur place ou amenée de régions voisines. Cette main d’œuvre n’avait aucune idée des opérations auxquelles elle allait collaborer, et il fallait dès lors l’encadrer solidement par des ouvriers de métier européens, appelés à servir d’instructeurs et de chefs de chantier. C’est ainsi que la ligne du Yunnan finit par être pourvue de 1000 à 1200 chefs de chantier, pour la plupart italiens. Entre 1903 et 1910, la société a recruté plus de 60700 hommes pour garnir ses chantiers. Cette campagne purement économique a cependant coûté la vie à 80 personnes du personnel dirigeant. Leurs coolies ont subi parallèlement une mortalité énorme. Bien près de 12000 hommes ont jonché ce champ de bataille pacifique, et, sur ce nombre, le Namti à lui seul en compte environ 10000.

La vie d’un chantier nécessite également d’importants transports, mais dans un pays comme le Yunnan, cette question présente un intérêt capital. Il faut faire parvenir sur les chantiers non seulement le matériel mais aussi tout ce qui est nécessaire à la vie. Le plus important comme tonnage était le riz. La ration journalière d’un coolie est de 1000 à 1200 grammes, et comme les effectifs ont atteint jusqu’à 25000 hommes, la consommation journalière était d’environ 30 tonnes, soit 900 tonnes par mois et 11000 tonnes par an. Comme on ne disposait que de 7 mois pour ces transports, il s’agissait donc de transporter 1500 tonnes par mois. Un cheval de bât portant 80 kg au maximum, 875 chevaux devaient partir chaque jour du kilomètre 22 où se trouvait l’avancement de la pose en 1906. Bien entendu au fur et à mesure de l’avancement du rail, l’effectif des chevaux diminuait, en même temps d’ailleurs, que l’effectif des ouvriers à nourrir, et à outiller.

Cet article fait partie de la collection Le Chemin de Fer du Yunnan. → Voir la collection